Se nourrir : une activité quotidienne à haut risque ?
Après les lasagnes au cheval, la poudre de lait ou les pizzas surgelées, c’est l’eau en bouteille qui défraie la chronique en ce début d’année. Une enquête a été ouverte contre des industriels pour tromperie suite au recours à des traitements interdits sur des eaux minérales supposément naturelles. Les crises alimentaires reviennent régulièrement sur le devant de la scène médiatique. Scandaleuses lorsqu’elles sont le fruit de fraudes, parfois même meurtrières, elles sont plus généralement une hantise quotidienne pour les exploitants du secteur qui sont tenus de prévenir les risques liés à la sécurité sanitaire des aliments. Comment le droit organise-t-il la protection du consommateur face à ces risques ?
Par Pierre-Étienne Bouillot, Professeur junior à l’Université de Pau et des pays de l’Adour et membre du Centre de documentation et de recherches européennes de Bayonne
Qu’est-ce qu’un aliment dangereux aux yeux de la loi ?
On dit qu’en toute chose l’excès nuit, et même l’eau n’échappe pas à cet adage. Consommés en trop grande quantité, tous les aliments sont potentiellement dangereux. La réglementation fixe donc des critères factuels pour déterminer la possibilité de mettre ou non une denrée sur le marché (règlement européen n° 178/2002, art. 14). Elle impose de tenir compte des conditions normales d’utilisation et de l’information fournie au consommateur (modalités de conservation et de préparation en particulier). Évidemment, il faut considérer les effets immédiats sur la santé. Mais également les effets ressentis à plus long terme, et ce jusqu’à la descendance de la personne qui a consommé l’aliment. Aussi, la présence d’allergènes ou encore l’accumulation d’effets toxiques sont recherchées.
Juridiquement, la dangerosité de la denrée alimentaire s’apprécie également au regard de sa conformité aux règles européennes et nationales. La notion de danger est ainsi relative. Certaines denrées dont la toxicité est avérée peuvent être mises sur le marché, comme les boissons alcoolisées. Bien informé et raisonnable, le consommateur évitera donc les abus… et il mangera au moins cinq fruits et légumes quotidiennement tout en limitant les produits gras, sucrés et salés conformément à la rengaine accompagnant les messages publicitaires (arrêté du 27 février 2007).
Qui sont les responsables de la sécurité sanitaire des denrées alimentaires ?
Au premier chef, ce sont les entreprises du secteur alimentaire qui veillent à la sécurité sanitaire des aliments mis sur le marché (RE n° 178/2002, art. 17). De la fourche à la fourchette, toutes les étapes de production, de transformation et de distribution sont concernées : depuis le « petit paysan » qui fait de la vente directe jusqu’à la grande distribution en passant par l’association caritative de dons alimentaires. À la suite de la crise dite de la vache folle, les obligations des acteurs du secteur en matière sanitaire ont été largement harmonisées au sein de l’Union européenne. Du Portugal jusqu’à la Finlande, de l’Irlande jusqu’à Chypre, toutes les entreprises du secteur sont soumises au même « régime ».
Les autorités publiques (l’Union européenne et les États membres) fixent le cadre réglementaire, surveillent l’ensemble du secteur alimentaire et organisent des contrôles officiels. En France, la Cour des comptes a d’ailleurs pu souligner l’insuffisance de ces derniers en 2014 puis en 2019. Ce pouvoir était alors partagé entre le ministère chargé de l’économie et le ministère chargé de l’agriculture et de l’alimentation. Depuis 2023, le gouvernement a choisi de réunir cette police de la sécurité sanitaire des aliments au sein du seul ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire (Décret n° 2024-32 du 24 janvier 2024). Il est encore un peu tôt pour faire le bilan de cette « police unique » qui vise à être plus protectrice pour les consommateurs.
Les obligations reposant sur les entreprises du secteur alimentaire sont-elles suffisantes ?
Le maître mot est de prévenir plutôt que de guérir. Autocontrôles, traçabilité, information du consommateur, c’est le lot quotidien des exploitants qui doivent mettre en place des mesures de prévention des risques. Le risque est la combinaison de la probabilité et de la gravité de la survenance d’un effet néfaste sur la santé humaine. Les entreprises du secteur doivent ainsi mettre en place des mesures appropriées pour l’éviter. Par exemple, la survenance d’un syndrome hémolytique et urémique (SHU) du fait de la présence d’une souche de bactérie Escherichia coli dans des steaks hachés est assez rare, mais très grave, notamment pour les enfants. Ainsi, dans les cantines scolaires, les viandes doivent toujours être cuites à cœur (instruction de la DGAL de 2007).
Lorsque le risque est connu (celui relatif à la présence de salmonelle par exemple), la surveillance des aliments doit être régulière et précise : plan de prélèvement, respects de seuils… Si l’exploitant identifie un risque sanitaire sur un lot, il doit retirer le produit, lorsqu’il est encore sous son contrôle (en stock, en rayon ou en vitrine). Il mettra en place une opération de rappel, lorsque l’aliment est déjà aux mains des consommateurs (il existe désormais une plateforme dédiée : rappelconso). Il est également obligé d’en informer les autorités et ses partenaires économiques concernés.
Baisser la garde, que ce soit par négligence ou pour gagner en rentabilité peut finalement coûter très cher aux entreprises du secteur alimentaire (par exemple : Cass. crim., 31 mars 2020). S’agissant de l’enquête a été récemment ouverte par le parquet d’Épinal suite au recours à des traitements illégaux d’eaux minérales par rayons UV et filtration, les industriels concernés pourront être poursuivi pour tromperie. Ces entreprises sont soupçonnées d’avoir utilisé des eaux contaminées et de les avoir purifiées pour continuer à les commercialiser en bouteilles. L’article L.454-1 et suivants du Code de la consommation prévoient des peines d’emprisonnements et des amendes « salées ». Un maximum de 300 000 euros est prévu lorsque l’infraction est simple. En cas de tromperie aggravée, lorsqu’il y a un danger pour la santé, la peine est de sept ans d’emprisonnement et 750 000 euros d’amende. Cette dernière peut être multipliée par cinq pour une personne morale (soit 3 750 000 euros) et peut être portée proportionnellement à l’avantage tiré du manquement à 10 % du chiffre d’affaires moyen annuel.
Lorsque le risque est incertain, c’est-à-dire moins bien connu scientifiquement (comme ceux liés à la présence de nanoplastiques dans les eaux en bouteilles), c’est le principe de précaution qui s’applique. Il impose de prendre des mesures provisoires de gestion du risque en attendant de mieux le connaître. Mal interprété, le principe de précaution est régulièrement taxé de freiner l’innovation, à tort selon la Commission européenne. Il est vrai que les mesures de précaution peuvent être douloureuses pour le modèle économique de certaines entreprises (Conseil d’Etat, 22 juillet 2020), mais il s’agit avant tout de protéger la santé publique. Les mesures de précaution ne sont pas nécessairement et immédiatement attentatoires aux libertés économiques, mais imposent par exemple de développer des recherches pour mieux cerner et gérer le risque à l’avenir.