Par Guillaume Drago, Professeur à l’Université Paris II Panthéon-Assas

Le vote de la loi sous la Ve République est un exercice juridique convenu dont les acteurs sont identifiés et la conclusion souvent connue à l’avance. D’un côté, un Gouvernement et sa majorité parlementaire à l’Assemblée nationale. D’un autre côté, une opposition sans pouvoir, sauf deux : ralentir le débat parlementaire en jouant de son droit constitutionnel d’amendement ; saisir, en fin de processus législatif, le Conseil constitutionnel, pourvu qu’elle rassemble soixante députés et/ou soixante sénateurs. Le Sénat joue dans ce processus législatif le rôle du sage qui tantôt calme le jeu politique, tantôt marque son statut de premier opposant. « Jusque-là, tout va bien », comme aime à le rappeler un récent ancien Premier ministre à la barbe de Janus.

Saisir le Conseil constitutionnel signifie-t-il que l’on doive débattre devant le lui ?

Les choses commencent à se gâter lorsque la saisine du Conseil constitutionnel se profile et que l’opposition prépare un texte destiné à démontrer au Conseil constitutionnel que la loi adoptée est gravement inconstitutionnelle.

Un moderne huron pourrait s’étonner que ces inconstitutionnalités n’aient pas été décelées plus tôt et que les débats parlementaires et les procédures ad hoc n’aient pas été utilisés ou n’aient pas abouties1. Le fait majoritaire conduit à les rejeter, d’une sorte de revers de main constitutionnel, comme si la question ne se posait pas. La saisine du Conseil constitutionnel se rappelle alors au bon souvenir de la majorité parlementaire. Ces procédures sont un signal d’alerte. Le premier paradoxe est qu’il n’est justement jamais pris au sérieux alors qu’il révèle les faiblesses constitutionnelles d’un texte de loi.

L’enchaînement procédural qui suit le dépôt de la saisine parlementaire souligne les paradoxes successifs du contrôle a priori de constitutionnalité de la loi par le Conseil constitutionnel. La saisine, prévue dès l’origine de la Constitution de 1958 à l’article 61, a été ouverte aux parlementaires par la révision constitutionnelle de 19742, véritable droit constitutionnel de l’opposition parlementaire.

Cette saisine parlementaire n’empêche pas la saisine par les « quatre Grands », comme on les appelle, prévue par l’article 61 : président de la République, Premier ministre, président de l’Assemblée nationale, président du Sénat. Ces saisines forment déjà un paradoxe : tantôt elles manifestent une opposition au Gouvernement lorsqu’elles sont faites par la minorité parlementaire, ou par un président du Sénat hostile à la tendance majoritaire, tantôt elles sont présentées comme un gage de loyauté constitutionnelle quand elles sont faites par le Premier ministre ou le président de l’Assemblée nationale, issus de la majorité, les deux tendances pouvant se cumuler comme on le voit dans la saisine du Premier ministre et de l’opposition à propos de la loi organisant le « passe sanitaire ». Les saisines peuvent donc prendre le contre-pied l’une de l’autre, ce qui étonne s’agissant d’une même procédure constitutionnelle. Le paradoxe suprême intervient lorsque le président de la République saisit le Conseil constitutionnel d’une loi dont il est l’inspirateur principal, agissant alors en arbitre constitutionnel3 cherchant le soutien du Conseil4. Les objectifs d’une saisine du Conseil peuvent donc être antinomiques : d’un côté, espérer une censure de la loi et une victoire politique de l’opposition sur un texte gouvernemental, d’un autre côté, chercher la confirmation constitutionnelle d’une loi et espérer faire taire les critiques contre un texte, parfois au sein de sa propre majorité.

Quels déséquilibres du contradictoire devant le Conseil constitutionnel ?

Le deuxième paradoxe de la procédure de contrôle a priori de la loi est le (très) faible degré de contradiction et le déséquilibre de celle-ci lors de l’examen de la loi par le Conseil constitutionnel. Les habitudes ont la vie dure. A l’origine, le débat entre les quatre saisissants potentiels était une forme de continuation contentieuse du débat parlementaire. On en avait tiré la conclusion5, qui nous paraît toujours juste, que le contrôle de constitutionnalité de la loi s’insérait dans le processus législatif, sorte de dialogue imparfait entre les « partenaires »6 du Conseil constitutionnel et celui-ci, le contrôle étant le dernier acte de la procédure législative avant la promulgation de la loi.

Mais nous ne sommes plus en 1980… Les « partenaires » ont vu arriver un nouveau convive, les parlementaires, dont l’objectif est d’engager un débat constitutionnel de fond et d’obtenir une victoire politique par la censure de la loi.

Le débat contradictoire devant le Conseil constitutionnel demeure pourtant fortement déséquilibré au profit du Gouvernement et, pour tout dire, au profit de la majorité politique. Rappelons d’abord que cette procédure n’est aucunement définie par un texte, qu’elle est le fruit de pratiques bien assises7, alors même que les textes relatifs au Conseil constitutionnel lui donneraient la possibilité d’élaborer un règlement de procédure du contentieux a priori des lois, comme il l’a fait pour la question prioritaire de constitutionnalité.

La procédure consiste principalement, une fois la saisine déposée, en un dialogue entre le Conseil constitutionnel – plus exactement le rapporteur membre du Conseil constitutionnel et les services du Conseil constitutionnel, au premier chef son secrétaire général – et le Premier ministre, par la voix et l’écrit du Secrétariat général du Gouvernement (SGG).

La saisine est ainsi analysée immédiatement par le secrétaire général du Conseil constitutionnel qui rédige une note d’analyse des questions constitutionnelles posées dont on dit qu’elle oriente fortement le débat interne au sein du Conseil. Mais cette note reste un document interne qui n’est pas soumis à la contradiction.

Le Conseil constitutionnel procède ensuite, sous la direction du conseiller rapporteur, à une instruction, dans un dialogue presqu’exclusif avec le SGG. Les exceptions à cette pratique se comptent sur le doigt de la main. Les parlementaires saisissants ont parfois demandé à être auditionnés par le conseiller rapporteur. C’est justement ce que viennent d’obtenir les parlementaires saisissants à propos de la loi Bioéthique, auditionnés le 20 juillet 20218.

Une fois leur saisine déposée, les parlementaires ne peuvent répondre qu’aux observations écrites du Gouvernement qui leur sont communiquées par de brèves observations écrites dans un très court délai. Ils attendent que l’oracle constitutionnel délivre sa sentence, dans un délai maximum d’un mois.

Il y a donc un fort déséquilibre du contradictoire au profit du Gouvernement qui peut, à tout moment, déposer au Conseil constitutionnel notes, statistiques, éléments de fait et d’opportunité non soumis à une procédure contradictoire. Le dialogue « à l’ancienne » entre les Hautes autorités de l’État et le Conseil constitutionnel est privilégié.

S’ajoute un autre paradoxe : le Gouvernement défend la constitutionnalité d’une de loi dont il n’est plus l’auteur, puisque « le Parlement vote la loi », selon l’article 24 de la Constitution. L’acte législatif, parfois fort divergent du projet gouvernemental initial, est défendu par le secrétariat général du Gouvernement, sous l’autorité du Premier ministre, alors que ce texte a pu faire l’objet d’un vote parlementaire contre l’avis du Gouvernement, pour certaines dispositions, ou à la suite d’une commission mixte paritaire sur laquelle le Gouvernement n’a aucune prise.

Enfin, dernier paradoxe soulignant la particularité du contrôle de constitutionnalité de la loi, le Conseil constitutionnel, s’il doit répondre aux arguments de la saisine et statuer sur les articles contestés, peut largement s’en affranchir en soulevant d’office des moyens nouveaux et statuer ultra petita, sur des articles de la loi non contestés par les saisissants. Le contentieux n’est ainsi pas lié par la saisine et même par les échanges d’arguments entre saisissants et Gouvernement.

Que faire de ces paradoxes successifs ?

Que faire de ces paradoxes successifs ? Y mettre fin par une procédure plus transparente du contrôle a priori de constitutionnalité de la loi9 : un débat contradictoire organisé, avec échanges de toutes les pièces, une audience publique, devant les Français, qui ont le droit de savoir quel est le débat constitutionnel en cours, surtout quand sont en cause leurs libertés, avec une possible représentation des parlementaires par des professeurs de droit et des avocats, plaidant comme devant toute cour constitutionnelle10. Les textes relatifs à la procédure devant le Conseil constitutionnel n’imposent ni n’interdisent rien. On pourrait allonger la durée d’examen de la loi par le Conseil, d’un mois à deux, ou prévoir une durée en jours, de l’ordre de quarante à cinquante jours ouvrés.

Le débat sur la loi Bioéthique devant le Conseil constitutionnel a montré que la contradiction entre les parlementaires saisissants et le Conseil peut s’améliorer par l’audition directe de ceux-ci. Il faut aller plus loin en permettant un débat oral contradictoire public, devant les Français qui ont le droit de connaître les enjeux constitutionnels des lois qui leur sont applicables. La légitimité du contrôle de constitutionnalité en sortira renforcée.

1 On pense aux motions de rejet préalable de l’article 91, al. 5 du Règlement de l’Assemblée nationale : « Il ne peut ensuite être mis en discussion et aux voix qu’une seule motion de rejet préalable, dont l’objet est de faire reconnaître que le texte proposé est contraire à une ou plusieurs dispositions constitutionnelles ou de faire décider qu’il n’y a pas lieu à délibérer », aux exceptions de recevabilité de l’article 44, al. 2 du Règlement du Sénat : « L’exception d’irrecevabilité dont l’objet est de faire reconnaître que le texte en discussion, s’il n’est pas visé à l’article 45 ci-après, est contraire à une disposition constitutionnelle et dont l’effet, en cas d’adoption, est d’entraîner le rejet du texte à l’encontre duquel elle a été soulevée ».

2 Loi constitutionnelle n° 74-904 du 29 octobre 1974.

3 Cf. article 5, al. 1er de la Constitution : « Le président de la République veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, ainsi que la continuité de l’État ».

4 Ce cas de figure demeure rare. La première saisine date de 2015, pour la loi relative au renseignement : lettre du 25 juin 2015, décision du Conseil constitutionnel n° 2015-713 DC du 23 juillet 2015. Deux autres illustrations : en 2019, pour la loi visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre lors des manifestations, à la suite de la crise des « Gilets jaunes », décision n° 2019-780 DC du 4 avril 2019 ; saisine de la loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire en 2020 et décision n° 2020-800 DC du 11 mai 2020.

5 Dans notre thèse à laquelle nous nous permettons de renvoyer : L’exécution des décisions du Conseil constitutionnel, Economica-PUAM, 1991.

6 L’expression est J.-M. Garrigou-Lagrange, « Les partenaires du Conseil constitutionnel ou De la fonction interpellatrice des juges », RDP 1986, p. 647.

7 Le seul fondement est l’article 19 de l’ordonnance portant loi organique n° 58-1067 du 7 novembre 1958 qui énonce  que « L’appréciation de la conformité à la Constitution est faite sur le rapport d’un membre du Conseil dans les délais fixés par le troisième alinéa de l’article 61 de la Constitution », c’est-à-dire un mois ou huit jours en cas d’urgence et à la demande du Gouvernement, paradoxe supplémentaire d’un pouvoir exécutif qui peut maîtriser le délai de jugement d’un organe juridictionnel. On comprend évidemment que des considérations, pratiques ou politiques, peuvent justifier ce qui n’est qu’une « demande », à laquelle, théoriquement, le Conseil constitutionnel pourrait donner une réponse négative.

8 Des auditions de délégations parlementaires ont parfois été organisées : en 2001 pour la LOLF, les deux rapporteurs, D. Migaud pour l’Assemblée nationale et A. Lambert pour le Sénat, ont été auditionnés par le conseiller rapporteur, mais ils étaient les inspirateurs et auteurs de la loi ; en 2004 pour la loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, une délégation de saisissants a été reçue par le conseiller rapporteur ; auditions en 2006 pour le « contrat première embauche » (n° 2006-535 DC, 30 mars 2006, Loi pour l’égalité des chances), en 2007 pour la loi relative à l’immigration (n° 2007-557 DC 15 nov. 2007), et en 2008 pour la loi OGM (n° 2008-564 DC, 19 juin 2008), des textes provoquant de fortes oppositions.

9 C’est ce que nous soutenons : « Le contrôle de constitutionnalité de la loi doit être plus transparent », Le Figaro, 8 juillet 2021.

10 On aura une idée précise de ce « contradictoire constitutionnel » à la lecture de l’imposant Contentieux constitutionnel comparé. Une introduction critique au droit processuel constitutionnel que propose Guillaume Tusseau, LGDJ-Lextenso, 2021, n° 1218.

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