Mort de Rémi Fraisse : la France condamnée par la CEDH
Dans un arrêt du 27 février 2025, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la France pour violation de l’article 2 de la CEDH (droit à la vie) en raison du décès de Rémi Fraisse provoqué par l’explosion d’une grenade offensive lancée dans le cadre d’une opération de maintien de l’ordre sur le site du projet de barrage de Sivens (Tarn) en octobre 2014. Décryptage.

Par Xavier Dupré de Boulois, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Quelles sont les raisons de la condamnation de la France ?
Il convient de rappeler au préalable que la CEDH impose non seulement aux Etats et à leurs agents de ne pas entraver l’exercice des droits proclamés par la convention mais aussi de prendre les mesures nécessaires aussi bien juridiques qu’opérationnelles pour prévenir les atteintes auxdits droits. Comme elle le rappelle dans son arrêt, « dans les cas où des agents de l’État font usage de la force, elle doit prendre en considération non seulement les actes des agents ayant effectivement eu recours à la force mais également, au titre de l’obligation positive de protéger la vie, l’ensemble des circonstances les ayant entourés, notamment le cadre juridique ou réglementaire en vigueur ainsi que leur préparation et le contrôle exercé sur eux ». En l’occurrence, la Cour a pointé un certain nombre de lacunes du cadre juridique et administratif et de défaillances dans l’encadrement, la préparation et la conduite des opérations de maintien de l’ordre à Sivens. S’agissant du cadre juridique et administratif de l’emploi de la force, la Cour a estimé que la réglementation applicable n’était ni complète ni suffisamment précise pour permettre son usage réellement gradué par les gendarmes et que l’utilisation de grenades du type OF-F1 était problématique eu égard à l’absence d’un cadre d’emploi précis et protecteur, impliquant a minima une formation sur sa dangerosité, une information sur les dommages susceptibles d’être occasionnés, l’interdiction du lancer en cloche, la mise en œuvre du tir par une équipe ou un binôme, et le respect d’une distance de sécurité. Concernant la conduite des opérations de maintien de l’ordre à Sivens, la Cour a relevé un certain nombre de carences relatives à l’équipement des gendarmes et des défaillances de la chaîne de commandement, en particulier l’absence de l’autorité civile sur les lieux au moment des faits litigieux alors que la situation nécessitait une adaptation permanente des objectifs et du dispositif à mettre en œuvre. Au total, la France a donc violé l’article 2 de la convention dans son volet matériel.
L’arrêt de la Cour constitue-t-il un désaveu pour les juridictions françaises ?
Les juridictions pénales et administratives ont été amenées à se prononcer sur les évènements de Sivens. Les juges d’instruction toulousains ont rendu une ordonnance de non-lieu du chef de violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner concernant l’auteur du jet de la grenade à l’origine du décès de Rémi Fraisse et du chef d’homicide involontaire concernant plusieurs officiers de gendarmerie. Cette ordonnance a été confirmée par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Toulouse et la Chambre criminelle a rejeté les pourvois contre cet arrêt (Cass. crim., 23 mars 2021, n°20-82.416). L’arrêt de la Cour de Strasbourg ne doit pas être compris comme une remise en cause des différentes décisions des juridictions pénales. En ce sens, la Cour prend bien soin de distinguer la responsabilité que l’Etat encoure devant elle et la responsabilité pénale individuelle qui relève des juridictions internes. Elle rappelle qu’il n’entre pas dans ses attributions de rendre des verdicts de culpabilité ou d’innocence au sens du droit pénal. En revanche, l’arrêt peut être perçu comme une pierre dans le jardin du juge administratif. Le Tribunal administratif de Toulouse et la Cour administrative d’appel de Toulouse (CAA Toulouse, 21 févr. 2023, n°22TL20296) ont successivement écarté la responsabilité pour faute de l’Etat et engagé la responsabilité sur le fondement de l’article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure (responsabilité du fait des attroupements armés) tout en retenant une exonération partielle de sa responsabilité à hauteur de 20% à raison de l’imprudence fautive de la victime. Contrairement au juge européen, les juridictions administratives n’ont donc pas relevé d’agissements fautifs de l’Etat et partant de violation de l’article 2 de la CEDH.
Quelles sont les conséquences de l’arrêt sur le droit français du maintien de l’ordre ?
C’est la seconde fois en une année que la France est condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme à raison d’une opération de maintien de l’ordre puisque le juge strasbourgeois avait stigmatisé l’absence d’encadrement du recours à la technique de la nasse par les forces de l’ordre en février 2024 (CEDH, 8 févr. 2024, Auray / France, n°1162/22). Pour autant, en dehors de l’effet de réprobation lié à une condamnation par la Cour européenne des droits de l’homme, les conséquences du présent arrêt sont assez limitées. La Cour a statué en 2025 sur des faits datant de 2014. Or, le cadre juridique et administratif du maintien de l’ordre n’est plus ce qu’il était au moment des affrontements autour du barrage de Sivens. Les enquêtes administratives consécutives à ces événements et la succession des manifestations entachées de débordements violents depuis lors (Gilets jaunes, mouvements de lutte contre la loi El Khomri et contre la réforme des retraites) ont conduit à un certain nombre de modifications dans la doctrine française du maintien de l’ordre dont la Cour fait crédit à la France tout au long de son arrêt. La loi du 28 février 2017 est venue préciser les cas dans lesquels les agents des forces de l’ordre peuvent faire usage de leurs armes en cas d’absolue nécessité et de manière strictement proportionnée (art. L. 435-1 CSI) ; le décret du 5 mai 2021 a apporté des précisions sur les modalités des sommations (art. R. 211-11 CSI) et sur la liste des personnes dont la présence est requise sur les lieux en vue de décider de l’emploi de la force après sommation (art. R. 211-21 CSI) ; les grenades explosives ont été retirées de la liste des armes à feu susceptibles d’être utilisées dans le cadre du maintien de l’ordre (art. D. 211-17 CSI). Au total et contrairement à ce qu’il a pu être affirmé par certains, l’arrêt Fraisse / France n’impose pas un bouleversement dans la doctrine française du maintien de l’ordre. En ce sens, la Cour souligne que « rien au dossier ne la conduit à remettre en cause les appréciations portées par les autorités nationales selon lesquelles les circonstances étaient réunies pour déclencher l’emploi de la force par les gendarmes à l’encontre de manifestants violents qui avaient été rejoints par Rémi Fraisse » (§118).