Par Christophe Pouly docteur en droit public et avocat au barreau de Paris.

Cette expulsion a-t-elle été rendue possible grâce à la loi du 26 janvier 2024 ?

Avant l’entrée en vigueur de la loi du 26 janvier 2024, l’article L. 631-3 du Ceseda, qui autorise l’autorité administrative à prononcer l’expulsion d’un étranger légalement protégé, disposait que « ne peut faire l’objet d’une décision d’expulsion qu’en cas de comportements de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l’Etat ou liés à des activités à caractère terroriste, ou constituant des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes ». La loi du 26 janvier 2024 a assimilé « la violation délibérée et d’une particulière gravité des principes de la République énoncés à l’article L. 412-7 », au nombre desquels figure la liberté personnelle, la liberté d’expression et de conscience, l’égalité entre les femmes et les hommes, la dignité de la personne humaine, le respect de la devise et des symboles de la République au sens de l’article 2 de la Constitution, de l’intégrité territoriale, définie par les frontières nationales et la laïcité en ce sens qu’il est interdit de se prévaloir de ses croyances ou de ses convictions pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre les services publics et les particuliers, aux intérêts fondamentaux de l’Etat.

Par cette modification, le gouvernement, à l’origine de l’amendement ayant porté cette disposition, n’a pas ajouté un motif dérogatoire mais introduit « une incise interprétative » explicitant « ce qui a déjà été admis en jurisprudence, à savoir que la violation grave des principes républicains, tels que définis dans la loi, constituent par nature des comportements qui portent atteinte aux intérêts fondamentaux de l’Etat ».

En l’espèce, les propos incriminés, repris in extenso dans l’ordonnance, se rattachaient aussi bien au premier motif (atteinte aux intérêts fondamentaux de l’Etat) qu’au second (actes de provocation), puisque d’un côté, l’intéressé avait développé un discours systématique sur l’infériorité de la femme et s’en était pris directement à l’un des symboles de la République, et d’un autre côté, avait désigné « les juifs comme les ennemis historiques des musulmans et comme des alliés de l’Antéchrist qu’il faut combattre ». Avec ou sans la loi du 26 janvier 2024, l’expulsion était donc possible, mais cette affaire illustre dans le même temps les circonstances de faits qui sont désormais susceptibles d’écarter les protections légales.

La protection de l’Etat prime-t-elle donc désormais sur les droits fondamentaux ?

Les droits reconnus par la Convention européenne des droits de l’homme ne sont pas absolus à l’exception du droit de ne pas être exposé à la torture ou à des traitement inhumains et dégradants, ce qui explique pourquoi certains individus jugés dangereux ne sont pas expulsables en raison des risques qu’ils encourent dans leur pays d’origine.

Le droit au respect de la vie privée et familiale (art. 8 paragr. 1), lui, doit être concilié avec notamment la protection de l’ordre public et la sécurité publique (art. 8 paragr. 2). Contrairement à ce qui est parfois soutenu dans les media, la jurisprudence n’est pas plus protectrice des intérêts des personnes que de ceux des Etats. Et la mise en cause des requérants dans des infractions graves liées soit au terrorisme, soit au trafic de stupéfiants, soit à la criminalité organisée, est de nature à faire obstacle à la protection de l’article 8. La Cour EDH a élaboré une série de critères à prendre en compte pour apprécier la proportionnalité de l’atteinte au regard du but recherché. Et la gravité des infractions reprochées neutralise les revendications du droit au respect de la vie privée et familiale.

C’est donc une question de fait mais aussi de contexte. Ici, le juge retient l’influence importante que cet imam peut avoir tant sur la communauté musulmane du Gard, que sur la vie associative locale, laquelle se combine à l’effet amplificateur des réseaux sociaux. Et nous savons que ce genre d’influence prend une part importante dans le processus de radicalisation qui conduit, dans les cas extrêmes, à des passages à l’acte.

En l’espèce, entre d’un côté, l’impact de la virulence des propos imputés, et non contestés par ailleurs, sur l’ordre public et, d’un autre côté, la protection d’un droit individuel, la balance a pesé du côté de l’éloignement qui, compte tenu de la nationalité étrangère de l’épouse et des enfants, n’empêche pas la reconstitution de la vie familiale en Tunisie.

La référence aux « principes de la République » pour justifier une dérogation aux protections ne porte-t-elle pas atteinte au principe de sécurité juridique compte tenu de son caractère assez flou ?

La référence aux « principes de la République » vise exclusivement ceux énoncés à l’article L. 412-7 du Ceseda. En ce sens, elle est suffisamment précise pour satisfaire à l’exigence de sécurité juridique.

Et, comme l’a souligné le gouvernement à l’appui de son amendement, elle s’appuie également sur la jurisprudence du Conseil d’Etat. Car la référence aux principes, essentiels, de la République n’est pas nouvelle. Elle détermine le degré d’assimilation d’un étranger qui souscrit une déclaration de nationalité française et à laquelle le gouvernement entend s’opposer à l’enregistrement (C. civ., art. 21-4).

En ce sens, la loi du 26 janvier 2024 sanctionne la non assimilation, non plus par la seule impossibilité d’acquérir la nationalité française, non plus par l’impossibilité d’obtenir un titre de séjour, mais par une mesure d’éloignement d’une gravité certaine, puisqu’elle est opposable tant qu’elle n’est pas abrogée, et qui touche même les étrangers qui ont passé leur vie entière sur le territoire et qui y ont toutes leurs attaches familiales. Aussi, pour le gouvernement, les étrangers, qui bénéficient de protections particulières, mais dont les agissements manifestent qu’ils rejettent et menacent, de manière délibérée, le contrat social et les principes et valeurs républicains n’ont plus droit de cité sur le territoire français, à aucun titre ; ce qu’a validé le juge des référés du tribunal administratif de Paris en l’espèce.