Par Astrid Marais, Professeur à l’Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis

Dans quel contexte s’inscrit cette décision aux Etats-Unis ?

La décision s’inscrit dans un mouvement de personnification de l’embryon qui se diffuse dans certains états américains. Elle fait suite au séisme provoqué, le 24 juin 2022, par l’arrêt Dobbs v. Jackson Women’s Health Org de la Cour suprême des Etats-Unis, qui a privé le droit à l’avortement de toute valeur constitutionnelle au niveau fédéral (en revenant sur l’arrêt Roe v. Wade de 1973). C’est d’ailleurs en réaction à cette jurisprudence, qu’en France, l’IVG devrait bientôt intégrer notre Constitution.

Dans l’Etat de l’Alabama, après l’interdiction de l’IVG, c’est le recours à la fécondation in vitro qui se trouve, aujourd’hui, fragilisé par cette décision. Certains centres spécialisés dans la procréation artificielle ont déjà annoncé suspendre leur activité en ce domaine. Il est vrai que le sort des embryons surnuméraires (non utilisés à des fins de procréation) est rendu incertain : devront-ils être conservés ad vitam aeternam alors même que le couple n’entend plus mener avec eux de projet parental ? Car en effet, si l’embryon est une personne, ceux qui mettent fin à sa conservation s’exposent à des sanctions pénales pour meurtre.

En France, des litiges similaires ont-ils été déjà été tranchés par la justice ?

La Cour administrative de Douai, le 6 décembre 2005, a connu un cas similaire. Neufs embryons in vitro avaient été détruits à la suite d’un dysfonctionnement du matériel dans lequel ils étaient conservés. La juridiction administrative refusa toute réparation au couple dont les gamètes avaient été utilisés pour les concevoir. Sa motivation est aussi alambiquée qu’ambiguë : selon elle, la perte des embryons in vitro dont on ne peut « sérieusement soutenir qu’(ils) constituent des êtres humains ou des produits humains ayant le caractère de chose sacrée auxquels est attachée une valeur patrimoniale, n’est source de préjudice indemnisable que pour autant que ce couple poursuit un projet de procréation auquel cette perte porte une atteinte ». Les embryons in vitro ne sont donc pas des personnes. Pour autant peut-on, comme le fait la Cour, aussi facilement exclure leur qualité d’être humain ? Il ne le semble pas, sauf à opérer une confusion entre les notions d’« être humain » et de « personne ». L’être humain est un organisme doté vie appartenant à l’espèce humaine. La personne, elle, est le sujet de droit, apte à être titulaire de droits et assujetti à des obligations.

Le terme « d’être humain » est « neutre » sur le terrain de la qualification juridique, en ce qu’il n’induit pas que l’entité qu’il désigne est une personne ou une chose. Ainsi, il est des êtres humains qui sont des « personnes physiques » (de leur naissance à leur mort) et d’autres qui, ne l’étant pas (l’embryon avant de naître vivant et viable) apparaissent comme des « choses humaines ». Qu’il se situe in utero ou in vitro, l’embryon est une chose et, à ce titre, l’auteur de sa destruction ne peut être poursuivi pour homicide (not. crim. 30 juin 1999, embryon in utero).

Mais l’embryon, fut-il une chose, ne fait pas l’objet d’un droit patrimonial (art. 16-1 al. 2 Code civil). La Cour européenne des droits de l’homme, dans l’affaire Parillo contre Italie du 27 aout 2015, même si elle laisse une large marge d’appréciation aux Etats quant à la qualification de l’embryon, a considéré que ce dernier ne saurait être réduit à « un bien » ayant une valeur économique ou patrimoniale. Ce faisant, l’embryon in vitro est placé hors du marché.
Ainsi donc, l’embryon n’est pas une chose comme les autres. Son humanité impose de le traiter avec respect dès le commencement de sa vie (art. 16 CC), afin d’en garantir la dignité (sur l’application de la dignité à l’embryon in vitro : Conseil cons. déc. n°2013-674 DC ). Sans doute la dignité de l’embryon humain n’a pas la même portée que celle attachée à la personne physique: il suffit de constater qu’elle ne fait pas toujours obstacle à la suppression de l’embryon ; elle impose plutôt au législateur de réglementer strictement les actes susceptibles de porter atteinte à son intégrité (IVG, destruction embryons in vitro).

La destruction accidentelle des embryons in vitro pourrait-elle donner lieu à indemnisation, en droit français ?

Certainement, même si dans l’affaire de Douai, le couple n’a pas obtenu l’indemnisation reclamée. Appréhender l’embryon in vitro comme une chose « extra-patrimoniale », et non comme une personne, n’empêche pas d’allouer des dommages et intérêts à ceux qui sont à l’origine de sa conception pour compenser sa destruction. Le contentieux lié à la violation des droits au respect de la vie privée ou de l’image atteste que l’ extra-patrimonialité des droits de la personnalité n’exclut pas la réparation pécuniaire des atteintes commises.
La CAA Douai avait d’ailleurs admis que le couple, s’il avait souhaité poursuivre un projet de procréation avec les embryons détruits -ce qui n’était pas établi, en l’espèce-, aurait pu obtenir réparation de leur préjudice, au titre de la perte de chance de devenir parent. On pourrait également songer à invoquer un préjudice d’affection, constitué par la perte d’un être cher, sans que l’admission d’un tel préjudice moral, dont la réparation est admise en présence de la perte d’un animal, ne conduise à conférer le statut de personne à l’embryon.

Vouloir devenir parent mérite autant de considération que de ne pas le vouloir. Or la qualification de l’embryon en tant que « personne » satisfait la première aspiration, mais sacrifie la seconde. L’Etat de l’Alabama en donne une excellente illustration.