Par Delphine Brach-Thiel, maître de conférences HDR à l’Université de lorraine

Une Française est renvoyée pour le crime de génocide devant une Cour d’assises. Quels faits lui sont reprochés ?

L’ordonnance de mise en accusation concerne notamment Sonia M. une Française qui a quitté la France en 2014, pour se rendre en Syrie dans le territoire du califat de l’organisation Etat islamique (EI). Elle y a épousé un émir, membre fondateur de la cellule des opérations extérieures de l’EI ayant notamment planifié l’attentat du Bataclan. Mort au combat en 2016 – son corps n’a jamais été retrouvé- il a été condamné en son absence en France pour avoir commandité l’attentat manqué de Villejuif en 2015. « Revenante » après son expulsion depuis la Turquie, Sonia M. sera mise en examen en 2020 et incarcérée pour association de malfaiteurs terroriste criminelle après plus de cinq années passées au sein du califat. Outre ces faits, il lui est reproché aujourd’hui d’avoir réduit une adolescente yézidie de 16 ans à l’esclavage domestique pendant un mois et dix jours en 2015, dans un appartement à Raqqa en Syrie où elle s’était installée avec son époux. L’adolescente aurait été achetée par ce dernier et a dénoncé un quotidien de maltraitance. Elle a affirmé avoir été séquestrée pendant plus d’un mois, ne pouvant ni boire, ni manger ni se doucher sans l’autorisation de Sonia M. Elle a également accusé cette dernière de l’avoir violentée et d’être parfaitement informée des viols qu’elle subissait de la part de son mari.

Le génocide des Yézidis, de quoi parle-t-on ?

Selon l’article 211-1  du code pénal, « constitue un génocide le fait, en exécution d’un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ou d’un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire, de commettre ou de faire commettre, à l’encontre de membres de ce groupe, l’un des actes suivants : atteinte volontaire à la vie ; atteinte grave à l’intégrité physique ou psychique ; soumission à des conditions d’existence de nature à entraîner la destruction totale ou partielle du groupe ; mesures visant à entraver les naissances ; transfert forcé d’enfants » . Ce crime est imprescriptible et son auteur (ou le complice) encourt la réclusion criminelle à perpétuité. Pour entrer en voie de condamnation, il conviendra de démontrer l’élément matériel de l’infraction,  à savoir la destruction totale ou partielle d’un groupe humain arbitrairement désigné et – outre un plan concerté préalable – l’élément moral de l’infraction : la conscience et la volonté ainsi qu’un dol spécial.

Les Yézidis constituent une minorité ethnique et religieuse kurdophone du nord de l’Irak et ont été la cible d’un projet de destruction massive mené par Daech entre 2014 et 2017. Le bilan est tragique : 5 000 à 10 000 Yézidis tués, des hommes convertis, de jeunes garçons envoyés dans des camps d’endoctrinement et près de 6 500 femmes et enfants enlevés. Les femmes et jeunes filles ont été converties, séquestrées, battues, mutilées, vendues ou louées en tant qu’esclaves sexuelles sur des marchés d’esclaves ou via des applications cryptées.

Outre les Nations-Unies, plusieurs pays et organisations ont qualifié la campagne anti-yézidis de l’EI de véritable génocide, notamment le Conseil de l’Europe et l’Union européenne, les États-Unis et le Canada. Une proposition de loi a été déposée en France au printemps 2024 visant à reconnaître le génocide du peuple yézidi. Néanmoins, aujourd’hui sont seulement reconnus officiellement trois génocides par l’ONU : le génocide des Arméniens en 1915- 1916, le génocide des Juifs de 1941 à 1945 et le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994.

La France s’affirme pleinement engagée pour lutter contre l’impunité des crimes commis par Daech. Elle soutient notamment les victimes à travers le Fonds pour les survivant(e)s de violences sexuelles liées aux conflits et participe aux efforts pour renforcer la justice pénale internationale  via par exemple UNITAD : une équipe d’enquête spéciale des Nations – Unies chargée de rassembler des preuves.

Juger des crimes internationaux en France, c’est un défi ?

C’est en Allemagne que s’est tenu le premier procès au monde concernant le génocide dont ont été victimes les Yézidis. Le tribunal régional supérieur de Francfort a reconnu en 2021 un ancien membre de Daech coupable de génocide pour avoir acheté une femme yézidie et sa fillette de cinq ans comme esclaves en 2015. Décision historique pour être le premier procès fondé sur le principe de la compétence universelle pour des crimes commis à l’étranger par un étranger extradé en Allemagne sur la base d’un mandat d’arrêt international.

Si le législateur français a créé en 2012 un Pôle spécialisé dans la lutte contre les crimes internationaux, le juge répressif français a été pendant longtemps dans l’impossibilité ou de poursuivre, ou d’obtenir une condamnation, là où d’autres Etats européens apparaissaient bien plus efficaces. La réalité était celle d’une application restrictive de la compétence universelle en France, qui est aujourd’hui enfin levée. Pour autant, outre les difficultés politiques et diplomatiques, le défi de taille est prosaïquement la charge de la preuve concernant des infractions commises à des milliers de kilomètres dans des pays souverains, parfois encore en guerre. Ici, l’ordonnance de mise en accusation pour génocide repose notamment sur les déclarations de la jeune Yézidie survivante : elle a été entendue par les autorités judiciaires kurdes, en présence du magistrat instructeur français.

Que l’on soit dans le cadre d’un conflit armé ou non armé ou que ce conflit ait cessé, le droit international humanitaire doit être la boussole et les actes constitutifs de crimes internationaux doivent être jugés. Si ces crimes ont vocation à être jugé par la Cour pénale internationale – juridiction permanente créé par le Statut de Rome du 17 juillet 1998 – l’article 1er dudit Statut énonce comme une évidence un principe de complémentarité entre la juridiction internationale et les juridictions nationales étatiques. Autrement dit,  il n’est pas de trop que les juridictions nationales se saisissent des crimes internationaux, notamment commis à l’étranger.

L’autre particularité de ce dossier réside dans la nationalité française de l’accusée. Outre qu’il s’agirait du tout premier procès potentiel portant spécifiquement sur ce chef d’accusation pour un citoyen français – Maurice Papon ayant été jugé en 1997 pour crimes contre l’humanité – il convient de souligner que ce sont de véritables enquêtes structurelles qui sont menées depuis près de dix ans maintenant, à la recherche de ressortissants français qui auraient commis les crimes les plus graves, notamment en Syrie et en Irak.

Les procès en la matière jouent un rôle majeur dans la construction du savoir et de la mémoire. Dire le droit, c’est lutter contre l’ignorance  et l’indifférence. Au-delà du terrorisme, la juste qualification pénale est le devoir de la justice et c’est l’honneur d’un Etat de droit que de se consacrer aux infractions les plus graves qui heurtent la conscience universelle.