Par Laura Vitale, agrégée des facultés de droit, Professeur à l’Université de Lille

Pourquoi une action civile ?

Selon la Convention judiciaire d’intérêt public conclue le 15 décembre 2021 entre le procureur de la République et la société LVMH, les faits de l’affaire sont les suivants : La surveillance de François Ruffin et Fakir fut conduite par Bernard Squarcini, ancien directeur du renseignement intérieur reconverti dans une activité de consultant privé. La société LVMH lui a confié à partir de 2013 des missions de conseil et d’assistance, notamment en matière de prévention et de gestion des situations de crise qu’elle était susceptible de rencontrer, par exemple par suite de la diffusion du film de François Ruffin. À l’occasion de cette surveillance menée sur plusieurs années en recourant parfois aux services de personnes qui ne disposaient d’aucun agrément du conseil national des activités privées de sécurité, avaient été obtenues des informations sur les actions projetées par Fakir, des données personnelles de ses membres ainsi qu’une captation partielle d’une copie du film « Merci Patron ! ».

C’est dans ce contexte qu’en 2020 François Ruffin et Fakir se constituèrent parties civiles auprès du juge d’instruction saisi de l’information judiciaire ouverte à l’encontre de Bernard Squarcini et de la société LVMH. Les faits qu’ils reprochaient à cette dernière étaient susceptibles de recevoir la qualification de complicité, par instigation, de collecte frauduleuse de données à caractère personnel, d’exercice illégal de professions réglementées relevant des activités de sécurité privée, d’exercice illégal d’agent de recherches privées et d’atteinte à la vie privée. Cependant, aucune poursuite ne fut engagée à son encontre. Aux termes d’une convention judiciaire d’intérêt public (ci-après CJIP) validée par le tribunal judiciaire de Paris le 17 décembre 2021 – relativement à ces faits ainsi qu’à d’autres sans rapport avec François Ruffin et l’association Fakir – , la société LVMH s’est en effet acquittée d’une amende de 10 millions d’euros, ce qui a conduit à l’extinction de l’action pénale.

Fut ici à l’œuvre un dispositif transactionnel consacré en droit français par la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique et régi par l’article 41-1-2 du code de procédure pénale. La CJIP consiste, avant la mise en mouvement de l’action publique, en la conclusion d’une convention entre le procureur de la République et une personne morale mise en cause pour des délits d’atteinte à la probité, parmi lesquels le trafic d’influence dont les faits reprochés dans l’affaire Ruffin étaient connexes. Destinée à assurer un traitement efficace et rapide, la CJIP produit des effets originaux. D’une part, l’ordonnance de validation de cette convention n’emporte pas déclaration de culpabilité et n’a ni la nature ni les effets d’un jugement de condamnation, ce qui est de nature à inciter les sociétés redoutant une condamnation à accepter la transaction. D’autre part, ce dispositif est respectueux des intérêts des parties civiles constituées dès lors qu’elles sont invitées à faire valoir tout élément de nature à établir le principe et l’étendue du préjudice qu’elles subissent en raison des faits visés par la CJIP. Cependant, les personnes ayant subi un préjudice du fait des manquements constatés, sauf l’État, conservent la possibilité de poursuivre la réparation de leur préjudice devant les juridictions civiles. C’est pourquoi François Ruffin – qui s’était abstenu de fournir des éléments au sujet du préjudice subi –  put porter l’affaire devant les juridictions civiles, les seules susceptibles d’affirmer le principe de la responsabilité civile de la société LVMH alors que toute condamnation pénale est désormais exclue par l’effet d’une CJIP insusceptible de recours.

Comment caractériser l’atteinte à la vie privée alléguée par François Ruffin ?

En vertu de l’article 9, alinéa 1er, du Code civil issu de la loi n° 70-643 du 17 juillet 1970, « chacun a droit au respect de sa vie privée ». L’article fonde la possibilité pour chacun de se défendre contre toute immixtion des tiers et, notamment – car les modes de réalisation de l’atteinte sont multiples – de s’opposer aux investigations pouvant conduire à la collecte, l’enregistrement, la conservation ou encore la consultation d’informations de nature privée, telles l’identité, l’adresse, des numéros d’identification, des données relatives aux relations sociales ou encore les loisirs et activités politiques comme syndicales d’une personne. Si l’atteinte est réalisée afin de poursuivre un autre intérêt (comme la sécurité d’une assemblée générale d’actionnaires), encore faut-il qu’elle soit proportionnée à l’objectif recherché.

Seules les personnes physiques, à l’exclusion des personnes morales, jouissent de ce droit. En effet, la Cour de cassation a affirmé au sujet d’une société puis d’une association que, « si les personnes morales disposent, notamment, d’un droit à la protection de leur nom, de leur domicile, de leurs correspondances et de leur réputation, seules les personnes physiques peuvent se prévaloir d’une atteinte à la vie privée au sens de l’article 9 du code civil » (au sujet d’une société, Cass. 1re civ., 17 mars 2016, n° 15-14.072 ; au sujet de l’association, Cass. 1re civ., 16 mai 2018, n° 17-11.210). Elle mit ainsi un frein, du point de vue de la jouissance des droits fondamentaux, au mouvement d’anthropomorphisme visant à assimiler la personne morale à la personne physique. En application de cette solution, l’association Fakir ne jouit aucunement d’un droit au respect de sa vie privée, contrairement à ses membres qui peuvent déplorer avoir fait l’objet d’investigations et de collectes d’informations de nature privée. L’action ouverte en cas de violation de l’article 9 du Code civil est une action en responsabilité civile extracontractuelle, bénéficiant cependant d’un régime spécifique puisque, de jurisprudence ancienne et constante, la seule constatation de l’atteinte à la vie privée ouvre droit à réparation (en ce sens, v. Cass. 1re civ., 5 novembre 1996, n° 94-14.798). Il s’agit en définitive d’une action en responsabilité pour faute, laquelle se déduit de la seule transgression des droits de la personnalité de la victime. D’autre part, le préjudice n’a pas non plus à être positivement démontré en ce sens qu’un préjudice de nature morale s’infère nécessairement de la violation des droits de la personnalité.

Quelle réparation en cas de violation du droit au respect de la vie privée ?

L’article 9 du Code civil, en son second alinéa, dispose qu’en cas d’atteinte à la vie privée les « juges peuvent […] prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l’intimité de la vie privée », en sus de la réparation du dommage subi par la victime. François Ruffin demande le versement d’un euro destiné à réparer le préjudice moral qu’il prétend avoir subi en raison de la violation de son droit au respect de sa vie privée. Cette demande, qui lie les juges puisqu’ils ne peuvent juger ultra petita en allouant des dommages et intérêts d’un montant supérieur, interroge plus largement la pratique des condamnations symboliques en droit de la responsabilité civile, particulièrement observables en matière d’atteinte à la vie privée alors que la matière est gouvernée par le principe de réparation intégrale du préjudice. La condamnation à un euro de dommages et intérêts n’est pas en soi et en toute hypothèse problématique. En effet, si le préjudice est purement moral, cette condamnation est susceptible de le réparer intégralement dès lors qu’elle offre satisfaction à la victime. En somme, l’allocation d’une somme jugée symbolique pourra tout à fait dans certains cas être en adéquation avec le principe de réparation intégrale. Gare cependant à ce que, afin de ne pas apparaître gourmands, les demandeurs formulent des prétentions dérisoires. Si l’on soutient sérieusement qu’un euro symbolique est de nature à réparer le préjudice moral résultant de plusieurs années de surveillance, le risque est grand d’affaiblir à terme la légitimité de la protection due à la vie privée.