Par Evelyne Bonis, Professeur à l’Université de Bordeaux, Directrice de l’Institut de sciences criminelles et de la justice (UR 4633)

Quels étaient les arguments invoqués à l’appui de la QPC ? 

Depuis la loi du 14 avril 2011 relative à la garde à vue, l’article 63-5 du Code de procédure pénale dispose que la mesure de contrainte décidée par un officier de police judiciaire à l’endroit d’une personne à l’encontre de laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement doit s’exécuter dans des conditions assurant le respect de la dignité de la personne.  Dans un avis rendu le 6 janvier 2011, la Commission nationale consultative des droits de l’homme se réjouissait de l’inscription de la dignité dans cet article mais soulignait la nécessité de procéder à une amélioration des conditions matérielles pour que le principe soit effectif.  Quelques dix ans plus tard, l’effectivité du principe ne semble pas au rendez-vous. Certes, les mesures de garde à vue ainsi que les lieux dans lesquels elles se déroulent font l’objet d’un suivi et de contrôle opérés tant par les autorités judiciaires – notamment le procureur de la République qui est chargé de visiter ces locaux chaque fois qu’il l’estime nécessaire et au moins une fois par an (art. 41, al. 4 du Code de procédure pénale) que par les autorités administratives indépendantes.

Toutefois, de manière partagée, le constat est fait de conditions trop souvent indignes de privation de liberté. Dans un rapport rendu le 19 juillet 2021 sur les lieux de garde à vue (JO du 21 juillet 2021), la contrôleuse des lieux de privation de liberté s’indignait de cette situation en raison de conditions particulièrement spartiates : étroitesse des cellules, mauvaises odeurs, saleté et vétusté des équipements (matelas, couvertures …). Plus récemment, dans une décision n°2022-2019, la Défenseuse des droits faisait le même constat. Le Gouvernement est ainsi régulièrement interpellé sur les mesures qu’il entend prendre afin de concilier les exigences de la procédure pénale et le respect du principe de la dignité de la personne humaine, principe à valeur constitutionnelle (par exemple, au Sénat, question posée au  Ministre de l’intérieur posée le 04 avril 2019 :JO Sénat du 4/4/2019, p. 1774 et la réponse  publiée le 18 juillet 2019 : JO Sénat du 18/7/2019, p. 3889).

Des progrès ont certes été fait telle la mise à disposition de kits d’hygiène mais ils s’avèrent trop souvent insuffisant à telle enseigne que le Conseil d’Etat, par une ordonnance du 22 novembre 2021 (n°456924) à l’occasion d’une procédure de référé reconnaissait l’existence de dysfonctionnements systémiques en matière de salubrité des lieux de garde à vue  (motif n°5).

Dans ce contexte, on ne s’étonnera pas que la question prioritaire de constitutionnalité examinée par le Conseil constitutionnel le  6 octobre 2023 n’ait pas été transmise par la Cour de cassation, dans le cadre d’un procédure judiciaire engagée à l’endroit d’une personne qui, durant sa garde  à vue, aurait souffert de conditions indignes de détention mais par le Conseil d’Etat (CE, 13 juillet 2023, déc. n°461605). La question a en effet été posée par l’Association des avocats pénalistes à l’occasion d’un recours pour excès de pouvoir formé contre des décisions rejetant une demande faite par cette association au Ministre de la justice et au Ministre de l’intérieur de prendre toutes mesures utiles permettant de mettre fin aux atteintes à la dignité, à la vie privée et aux droits de la défense, causées par les conditions matérielles d’accueil dans les locaux de garde à vue et de dégrisement. 

Pour quelle(s)raison(s) le Conseil déclare-t-il l’article 63-5 CPP conforme à la Constitution, tout en assortissant sa décision d’une réserve d’interprétation ? 

Le Conseil constitutionnel devait ainsi principalement statuer sur le point de savoir si le législateur n’avait pas méconnu sa propre compétence en ne prévoyant pas plus précisément les conditions de placement ou de maintien en détention au regard des capacités de locaux et conditions matérielles et mis ainsi en péril le principe de sauvegarde de dignité de la personne humaine. Après avoir rappelé le fondement du principe de dignité, le Conseil constitutionnel énonce que le législateur a entouré la mise en œuvre de la garde à vue de différentes garanties propres à assurer le respect de l’exigence de dignité. Pour asseoir cette affirmation, il se fonde sur deux séries d’arguments. D’une part, il relève que seules les mesures de sécurité strictement nécessaires peuvent être imposées à la personne gardée à vue en tenant compte notamment de son état de santé et de son état de fatigue. D’autre part, il rappelle que la garde à vue est une mesure certes décidée par un officier de police judiciaire mais qui se trouve toujours placée sous le contrôle d’un magistrat qu’il s’agisse, au stade de l’enquête, du Procureur de la République, ou au stade de l’instruction lorsque la mesure est ordonnée dans le cadre d’une commission rogatoire, du juge d’instruction. L’ensemble de ces dispositions permettent selon la décision de se prémunir contre d’éventuelles atteintes à la dignité de la personne privée de liberté ce qui conduit le Conseil constitutionnel a déclaré l’article 63-5 du code de procédure pénale conforme à la Constitution.

Cette conclusion peut étonner tant les garanties prévues par le texte ont un objet finalement assez différent de celui recherché. Hormis l’exigence générale de respect de la dignité de la personne humaine, aucune des dispositions relatives à la garde à vue n’envisage précisément les conditions matérielles de détention. Le Code n’aborde d’une part, que les conditions du placement ou du maintien en garde à vue compte tenu des nécessités de la procédure et d’autre part, les droits de la personne gardée à vue: droit au repos entre deux auditions, droit de s’alimenter, droit de solliciter un examen médical afin d’apprécier son aptitude au maintien en garde à vue, droit de formuler les observations lorsqu’une prolongation de garde à vue est envisagée.

En aucun cas, les textes n’abordent, pour elles-mêmes, les conditions matérielles de la privation de liberté, qui étaient pourtant l’objet de la question prioritaire. Or, cette situation n’est pas sans rappeler le contentieux relatif aux conditions de la privation de liberté en établissement pénitentiaire des personnes placées en détention provisoire ou exécutant une peine. De façon assez comparable, et au visa le même principe de sauvegarde de la dignité de la personne, le Conseil constitutionnel avait alors reconnu l’incompétence négative du législateur parce que les  personnes en détention provisoire ou purgeant une peine ne disposaient pas d’un recours contre leurs conditions de détention indignes. Alors que dans sa décision de renvoi du 13 juillet 2023, le Conseil d’Etat effectuait un parallèle entre  garde à vue et privation de liberté en exécution d’une mesure de sûreté ou d’une peine, le Conseil constitutionnel n’entre pas dans de telles considérations et conclut, en l’espèce, au contraire que les dispositions contestées ne sont pas entachées d’incompétence négative et ne méconnaissent ni le principe de dignité de la personne humaine ni le droit à un recours juridictionnel effectif et les droits de la défense ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit.

Quelles sont les conséquences de la réserve d’interprétation ? 

Pourtant et alors même qu’il vante ainsi implicitement les mérites des règles de prévention, le Conseil n’exclut pas l’éventualité d’atteintes à la dignité de la personnes résultant des conditions de la garde à vue ce qui le conduit à émettre une réserve d’interprétation. Ainsi, précise-t-il qu’en cas d’atteinte à la dignité de la personne les dispositions contestées imposent au magistrat compétent de prendre immédiatement toute mesure permettant de mettre fin à cette atteinte ou, si aucune mesure ne le permet, d’ordonner sa remise en liberté. A défaut, la personne garde à vue dans des conditions indignes peut engager la responsabilité de l’Etat afin d’obtenir réparation du préjudice en résultant.

Cette réserve d’interprétation a pour conséquence de confier aux autorités judiciaires le soin,  non seulement de contrôler les conditions de placement ou de maintien en garde à vue, mais aussi de mettre fin aux situations contraires à la dignité. La décision vient ainsi faire peser sur les magistrats la charge de mettre fin aux conditions de privation de liberté indignes soit en prenant toute mesure permettant de mettre fin à cette atteinte soit en ordonnant la remise en liberté de la personne.

Or, l’une comme l’autre des branches de cette option interroge. La seconde, la plus radicale qui n’est d’aileurs envisagée qu’à titre subsidiaire, si la première ne suffit pas à faire cesser l’atteinte – la remise en liberté – est assurant une réelle possibilité pour le magistrat rarement rappelée en ces termes spécialement à l’endroit du procureur de la République qui est désormais tenu de libérer la personne qui serait privée de liberté dans des conditions indignes. La première solution consistant à prendre toute mesure permettant de faire cesser l’atteinte, lui sera évidemment préférée car elle permettrait davantage de concilier nécessité de l’enquête et respect de la dignité. Elle invite toutefois à s’interroger sur la marge de manœuvre ainsi donnée aux magistrats. Le magistrat dispose-t-il de réels moyens de mettre fin à la surpopulation d’une cellule de garde à vue? Peut-il exiger et surtout obtenir la fourniture de couvertures propres pour une personne?  Sera-t-il assez rapidement informé de l’atteinte pour qu’elle puisse cesser avant la fin de la mesure laquelle est relativement brève: 24 h en principe, renouvelable une à plusieurs fois pour la même durée selon la qualification pénale de faits?

A la lecture de cette décision, on regrettera cette analyse purement judiciaire de la lutte contre les conditions de garde à vue indignes. On pouvait s’attendre à une autre lecture de la situation et à un appel à une réforme comme cela a été fait au sujet des conditions indignes, non pas de garde à vue, mais de détention en exécution d’une détention provisoire ou d’une peine. Depuis en effet les décisions QPC du Conseil constitutionnel n° 2020-858/859 du 2 octobre 2020 et n°2021-898 du 16 avril 2021, par lesquelles il a déclaré non conformes à la Constitution les dispositions relatives à la détention provisoire et à l’aménagement des peines en relevant notamment qu’elles ne permettaient pas à la personne détenue d’obtenir sa mise en liberté ou un aménagement de  sa peine au seul motif qu’elle était détenue dans des conditions indignes, le législateur est en effet intervenu par la loi du 8 avril  2021 et a créé un recours contre les conditions de détention indignes à l’article 803-8 du code de procédure pénale. Aurait-il pu ou du faire de même en matière de garde à vue indigne? L’indignité y ait assurément tout aussi intolérable. Toutefois, les moyens judiciaires de réparation sont nécessairement plus réduits compte tenu de la durée, elle-même plus réduite, de la mesure: 24h, 48h quoique la durée de la garde à vue puisse aussi atteindre 144 heures en matière de terrorisme. Si un recours spécifique devait être créé, il faudrait un recours d’heure à heure ou à tout le moins des plus rapides et non un mécanisme aussi long et complexe que celui prévu en matière de détention. Les choses pourraient toutefois être plus rapides et plus simples dans la mesure où les locaux de garde à vue sont des locaux de police placés ainsi sous le contrôle de l’autorité judiciaire et non des locaux gérés par l’administration pénitentiaire comme c’est le cas des maisons d’arrêt en matière de détention provisoire ou des établissements pénitentiaires en général pour la privation de liberté en exécution d’une peine. 

Malgré cette décision déclarant le texte conforme à la Constitution, il n’est pas certain que le débat soit clos. Bien au contraire, il y a tout lieu de penser que la difficulté resurgira à propos de la garde à vue ou à l’occasion d’autres contentieux portant par exemple sur les dépôts ou geôles situés dans les tribunaux, des lieux pour lesquels le CGLPL a aussi eu l’occasion de constater des conditions contraires à la dignité (par ex., Rapport CGLPL, 2018 sur les goêles et dépôts des tribunaux).

Retrouvez une copie de la décision n°2023-1064 QPC du 06 octobre 2023 sur le lien suivant : https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2023/20231064QPC.htm