Qu’est-ce que la prise illégale d’intérêts ?

Le délit de prise illégale d’intérêts est défini par l’article 432-12 du Code pénal. Il punit l’agent public qui a un intérêt personnel dans une entreprise ou opération relevant de ses attributions. Il vise à empêcher que cet agent public fasse prévaloir son intérêt personnel sur les intérêts publics. Il est puni d’une peine d’emprisonnement de 5 ans et d’une peine d’amende de 500 000 € pouvant être portée au double du profit tiré de l’infraction. Il est aussi passible de plusieurs peines complémentaires comme l’interdiction d’exercer une fonction publique ou une activité professionnelle ou sociale ou commerciale ou la confiscation des sommes ou objet irrégulièrement reçus.

Le délit a été créé pour punir des situations où l’agent public tire un avantage matériel de ses fonctions sous la forme d’un enrichissement ou d’un profit direct ou indirect. C’est le cas de l’élu qui attribue un emploi public à un de ses proches ou qui prend part à une délibération relative à la constructibilité de terrains lui appartenant ou appartenant à un membre de sa famille.

La jurisprudence a ultérieurement appliqué le délit aux cas de prise illégale d’un intérêt moral au motif que l’infraction punit la prise illégale d’un intérêt quelconque. Elle en a déduit qu’il est indifférent que l’agent public n’ait pas tiré un avantage patrimonial de la situation de prise illégale d’intérêts pour lui ou pour ses proches. Cette analyse a conduit, par exemple, à appliquer le délit à des maires participant à des délibérations attribuant des subventions à des associations municipales qu’ils dirigent, alors même qu’ils n’ont perçu aucune rémunération et que l’intérêt pris au titre de cette attribution n’est pas en contradiction avec l’intérêt public. Il en résulte une application extensive du délit qui est caractérisé du seul fait qu’un agent public a un intérêt privé matériel ou moral dans une entreprise ou opération qui relève de ses attributions sans qu’il importe qu’il n’en ait tiré profit ni pour lui ni pour autrui ou qu’il n’en est résulté aucune atteinte à l’intérêt public. Cela a pu conduire à qualifier la prise illégale d’intérêts « de délit de caractère stalinien (au motif) que le juge apprécie au regard du dossier qui lui est soumis si l’intéressé s’est bien ou mal comporté » (Guy Carcassonne, audition par le Groupe de travail sur la prévention des conflits d’intérêts des élus locaux, Assemblée nationale, 9 décembre 2010).

Quels sont les motifs du renvoi de Éric Dupond-Moretti pour prise illégale d’intérêts ?

M. Éric Dupond-Moretti est poursuivi pour prise illégale d’intérêts au motif qu’il aurait pris des décisions, en sa qualité de ministre de la Justice, relativement à des enquêtes administratives visant des magistrats à l’encontre desquels il aurait eu des griefs lorsqu’il était avocat. Il lui est reproché d’avoir pris ces décisions alors qu’il avait fait des déclarations critiquant ces mêmes magistrats, ce qui caractériserait, selon la poursuite, la prise d’un intérêt moral dans ces mêmes décisions. Il est donc mis en cause sur le fondement de la jurisprudence appliquant le délit de prise illégale d’intérêts à un intérêt moral, puisqu’il n’est pas contesté qu’il n’a retiré aucun profit de ces enquêtes ni pour lui ni pour ses clients. En l’occurrence, cet intérêt moral aurait résidé dans une inimitié personnelle vis-à-vis des magistrats concernés.

M. Éric Dupond-Moretti se défend notamment en faisant valoir que ses décisions relatives à ces deux enquêtes sont intervenues dans un processus qui avait commencé avant sa prise de fonctions et que ces mêmes décisions ne correspondent pas à une opération au sens du délit de prise illégale d’intérêts.

Comment la CJR a-t-elle été saisie de ces poursuites ?

La saisine de la CJR fait l’objet d’une procédure particulière qui vise à éviter les saisines abusives ou intempestives qui nuiraient à l’efficacité de l’action gouvernementale. C’est pourquoi cette saisine ne peut intervenir qu’à l’initiative d’une Commission des requêtes composée de trois magistrats hors-hiérarchie de la Cour de cassation, de deux Conseillers d’État et deux Conseillers maîtres à la Cour des comptes. La Commission des requêtes transmet la procédure au Procureur général de la Cour de cassation si elle considère que l’affaire est recevable. Le Procureur général près la Cour de cassation, qui exerce les fonctions du ministère public devant la CJR, prend un réquisitoire qui saisit la Commission d’instruction, laquelle est composée de trois magistrats de la Cour de cassation, et qui est chargée d’instruire l’affaire. À l’issue de son instruction, la Commission d’instruction ordonne le renvoi de l’affaire devant la CJR ou prononce un non-lieu. Cette décision est prise après réception des réquisitions du Procureur général près la Cour de cassation.

En l’occurrence, la Commission des requêtes a été destinataire de plaintes de syndicats de magistrats et d’un signalement par l’association Anticor soutenant que M. Éric Dupond-Moretti avait commis le délit de prise illégale d’intérêts en prenant des décisions dans le cadre d’enquêtes administratives visant des magistrats avec lesquels il aurait été en conflit dans l’exercice antérieur de sa profession d’avocat. La Commission des requêtes a considéré que ces plaintes étaient recevables et a transmis la procédure au Procureur général près de la Cour de cassation, M. François Molins. Celui-ci a pris un réquisitoire introductif pour prise illégale d’intérêts à l’encontre de M. Éric Dupond-Moretti. Ce réquisitoire introductif a saisi la Commission d’instruction de la CJR. A la fin de son information, la CJR a saisi le Procureur général près de la Cour de cassation aux fins qu’il prenne ses réquisitions. Le Procureur général près la Cour de cassation a pris des réquisitions de renvoi de M. Éric Dupond-Moretti pour prise illégale d’intérêts et la Commission d’instruction a ordonné le renvoi de M. Éric Dupond-Moretti devant la CJR. C’est de ce renvoi dont est saisie CJR qui juge M. Éric Dupond-Moretti.