Blocage de l’aide humanitaire à Gaza : le Parquet antiterroriste ouvre deux informations judiciaires pour complicité de génocide
Les médias ont révélé que le Parquet national antiterroriste a ouvert deux informations judiciaires le 22 mai 2025, pour complicité de génocide, provocation au génocide suivie d’effet et complicité d’autres crimes contre l’humanité à l'encontre de deux Franco-Israéliens. Les faits concernent des actions de blocage de l’aide humanitaire à Gaza entre janvier et mai 2024, notamment sur les postes-frontières de Nitzana (Israël/Égypte) et Kerem Shalom (Israël/Gaza).
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Par Didier Rebut, Directeur de l’Institut de criminologie et de droit pénal de Paris, Membre du Club des juristes
Sur quel fondement juridique le PNAT a-t-il ouvert ces deux informations judiciaires ?
Les informations rapportées par les médias mentionnent que ces informations judiciaires viseraient deux personnes ayant la double nationalité française et israélienne. Cette précision révèle que ces informations judiciaires ont été ouvertes en application de la compétence personnelle active de la loi pénale française prévue par l’article 113-6 du Code pénal. Cette compétence concerne les crimes et délits commis à l’étranger par des ressortissants français. Elle s’applique sur le seul critère de la nationalité française de l’auteur de ce crime ou de ce délit. Il est indifférent que cet auteur ne réside pas en France ou qu’il ne soit pas présent sur le territoire français au moment du déclenchement des poursuites. Cette compétence est aussi indifférente à l’éventuelle double nationalité de cet auteur, laquelle ne fait pas obstacle à la compétence personnelle active.
Il ne s’agit donc pas d’informations judiciaires ouvertes en application de la compétence universelle des juridictions pénales françaises, laquelle concerne les cas où il n’existe aucun lien de rattachement territorial, matériel ou personnel avec la France. Ce n’est pas l’hypothèse pour ces deux informations judiciaires qui portent sur des faits présentant un lien de rattachement personnel avec la France du fait de la nationalité française des personnes visées.
Pourquoi le PNAT a-t-il ouvert ces informations judiciaires ?
Les informations rapportées par les médias mentionnent que ces informations judiciaires ont été précédées par une plainte avec constitution de partie civile déposée par des associations et une citoyenne franco-israélienne. Ces plaintes avec constitution de partie civile faisaient obligation au parquet de prendre un réquisitoire introductif, étant donné qu’elles ont pour effet de mettre en mouvement l’action publique. Cela contraint le parquet à ouvrir une information judiciaire sauf en cas d’obstacle juridique incontestable, ce qui est très rarement le cas.
En l’occurrence, dès lors que le parquet a constaté que la mise en mouvement de l’action publique ne se heurtait pas à un tel obstacle juridique, il n’avait pas d’autre choix que d’ouvrir des informations judiciaires. Celles-ci trouvent donc leur origine dans des plaintes avec constitution de partie civile et non dans une décision autonome du PNAT. Il faut cependant préciser que le PNAT n’était pas lié par les qualifications pénales mentionnées dans la plainte avec constitution de partie, son obligation se limitant à ouvrir une information judiciaire sur les faits visés par cette plainte. Sa décision de reprendre les qualifications de complicité de génocide, provocation au génocide suivie d’effet et complicité d’autres crimes contre l’humanité, témoigne sinon de son adhésion à ces qualifications du moins de sa reconnaissance qu’elles ne seraient pas a priori inappropriées à ces faits.
Cette mise en mouvement de l’action publique par une plainte avec constitution de partie civile est possible en cas de compétence personnelle active. Celle-ci l’admet en effet pour les crimes, ce qui est le cas des qualifications de complicité de génocide, provocation au génocide suivie d’effet et complicité d’autres crimes contre l’humanité. La personne se prétendant victime de ces crimes commis à l’étranger par un français est donc recevable à déposer une plainte avec constitution de partie civile et à mettre ainsi l’action publique en mouvement.
Il convient de préciser que cette possibilité de mise en mouvement de l’action publique par une plainte avec constitution civile n’est pas prévue pour la compétence universelle pour crime de génocide et autres crimes contre l’humanité. L’article 689-11 du Code de procédure pénale prévoit en effet que ces crimes ne peuvent être poursuivis que sur requête du ministère public, ce qui signifie que seul le parquet peut mettre en mouvement l’action publique en ce qui les concerne. En l’occurrence, les victimes n’auraient pas pu mettre en mouvement l’action publique par une plainte avec constitution de partie civile si celle-ci avait visé des faits commis par des auteurs ayant seulement la nationalité israélienne.
Quelles sont les conséquences de l’ouverture de ces informations judiciaires ?
L’ouverture de ces informations judiciaires a donné lieu à la saisine de deux juges d’instruction du pôle crimes contre l’humanité du Tribunal judiciaire de Paris. Il faut préciser que ceux-ci ne sont pas liés par les qualifications du réquisitoire introductif qu’ils ont le droit de changer. Ils sont en revanche liés par les faits visés au titre de ces qualifications, ce qui signifie qu’ils ne peuvent pas accomplir d’actes d’investigation sur d’autres faits. Par exemple, le réquisitoire, a semble-t-il circonscrit ces faits dans une période entre janvier et mai 2024. Les juges d’instruction sont tenus par cette délimitation dans le temps qu’ils ne peuvent pas étendre. C’est ainsi qu’ils ne peuvent pas enquêter sur des faits commis avant janvier 2024 et après mai 2024 sauf à y être autorisés par le PNAT au moyen d’un réquisitoire supplétif. Il en va de même si le réquisitoire introductif a localisé ces faits dans des lieux précis.
Cette saisine de deux juges d’instruction a pour conséquence de leur confier la charge de conduire les investigations aux fins d’examiner si les faits dont ils sont saisis sont susceptibles de constituer des infractions et notamment les crimes de complicité de génocide, provocation à commettre un génocide suivi d’effet et complicité d’autres crimes contre l’humanité et d’en identifier les auteurs pour, le cas échéant, les renvoyer devant la juridiction de jugement. Celle-ci serait la Cour d’assises de Paris si ces qualifications sont retenues. Il faut prévenir que ces investigations risquent d’être difficiles car il est vraisemblable que les autorités israéliennes n’apporteront pas leur coopération en ne permettant pas aux juges d’instruction et à des enquêteurs français de se rendre sur place. Certes, il est possible de recueillir des preuves à distance grâce à des sources ouvertes comme des posts sur des réseaux sociaux, des reportages, des photographies ou vidéos prises par des particuliers, ou des images satellites. Mais celles-ci ne compensent pas toujours les constatations sur place.
En outre, il est permis de penser que les auteurs visés par le réquisitoire introductif s’abstiendront de venir en France dès lors qu’ils en ont eu connaissance. Cela devrait empêcher de les interroger et de les mettre en examen. Il est vrai qu’il est possible de mettre en accusation une personne devant une cour d’assises sans qu’elle ait été préalablement mise en examen. Dans cette hypothèse, celle-ci fait l’objet d’une procédure par défaut criminel qui permet de la condamner en son absence mais qui lui réserve le droit d’un nouveau procès si elle est arrêtée après sa condamnation.
En tout état de cause, ces informations judiciaires devraient durer longtemps compte tenu des difficultés pratiques auxquelles elles se heurtent, mais aussi à raison de leurs qualifications dont la gravité et la technicité imposent un examen qui prend du temps. À titre d’exemple, on peut rappeler que la procédure pour complicité d’autres crimes contre l’humanité visant la société Lafarge est toujours en cours alors qu’elle a débuté en 2016.
Pourquoi ces informations judiciaires sont-elles présentées comme un tournant ?
Ces deux informations judiciaires marquent un tournant par la qualification de génocide qui n’avait pas été retenue dans les enquêtes ouvertes précédemment. Cette qualification intervient alors que des associations, des partis et des personnalités politiques et des intellectuels publient des tribunes, font des déclarations ou manifestent pour dénoncer la commission par l’armée israélienne d’un génocide de la population palestinienne à Gaza. Dans ce contexte, ils ont présenté l’ouverture de ces deux informations judiciaires comme leur donnant raison.
Cependant, il faut objecter que l’ouverture d’une information judiciaire n’implique pas que les faits qui en font l’objet sont constitutifs d’une infraction pénale et correspondent aux qualifications du réquisitoire introductif. Une information judiciaire peut en effet se clôturer par un non-lieu ou par une mise en accusation pour d’autres qualifications que celles du réquisitoire introductif. Les qualifications donnant lieu à une mise en accusation à l’issue de l’information judiciaire peuvent elles-mêmes être changées par la juridiction de jugement, laquelle peut évidemment aussi rendre un acquittement. L’ouverture d’informations judiciaires pour génocide n’établit donc pas que des juridictions françaises considèrent qu’un génocide serait commis à Gaza. De surcroît, ces informations judiciaires portent sur des faits commis entre janvier et mai 2024, de sorte que l’éventuelle reconnaissance de la commission d’un génocide serait circonscrite dans cette période.