Par Benjamin Moron-Puech, Professeur à l’Université Lumière Lyon 2 (CERCRID et transversales), chercheur associé au Laboratoire de sociologie juridique de l’université Paris-Panthéon-Assas

Quels sont les faits et la procédure à l’origine de cette affaire ?

L’affaire Mirin concerne une personne déclarée fille à sa naissance en 1992 en Roumanie. S’étant installée à l’âge de 16 ans avec ses parents au Royaume-Uni, elle a acquis la nationalité britannique, puis la reconnaissance de son identité de genre masculine, d’abord via la modification de son prénom, puis via un certificat d’identité de genre. Étant né en Roumanie, il ne fut pas possible à ce ressortissant anglo-roumain de poursuivre son parcours de transition en demandant la modification d’un quelconque acte de naissance anglais. Il se tourna donc vers la municipalité roumaine de Cluj-Napoca qui détenait ledit acte, pour demander la transcription des décisions administratives obtenues au Royaume-Uni. La municipalité le lui refusa néanmoins, en se fondant schématiquement sur le fait que les articles 43 et 57 du code civil roumain subordonnent la reconnaissance de changement de sexe à une décision de justice, inexistante en l’espèce. Insatisfait de cette décision, ce ressortissant la contesta devant un tribunal de première instance roumain, lequel jugea bon de d’interroger la Cour de justice de l’Union. Pour le tribunal, en effet, cette affaire posait notamment la question de savoir si ce refus de transcription n’était pas incompatible avec le droit de l’Union, lu à l’aune de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.

Quelle est la solution de la Cour ?

La Cour de justice, dans sa formation la plus solennelle de Grande chambre, et dans une décision rapportée par son président lui-même, Koen Laenerts – ce dont même les autres récentes importantes affaires de Grande chambre, Coman (2018) et Pancharevo (2021),n’avaient pas eu l’honneur –, a répondu par l’affirmative à la question de l’incompatibilité du droit roumain avec le droit de l’Union.

Pour conclure à une telle incompatibilité, la Cour, après avoir écarté l’argumentaire d’irrecevabilité lié au Brexit, commence par rappeler que le « statut de citoyen de l’Union [garanti par l’article 20 du TFUE] a vocation à être le statut fondamental des ressortissants des États membres » (§51) et qu’il leur confère « un droit fondamental et individuel de circuler et de séjourner librement » (§52). Or, note-t-elle, cette liberté se trouverait entravée par le refus de reconnaissance de l’identité de genre et en particulier du nom obtenu dans un autre État membre, dès lors que, d’une part, « des confusions et des inconvénients sont susceptibles de naître d’une divergence entre les deux noms appliqués à une même personne » et que, d’autre part, « le refus de modifier et de reconnaître l’identité de genre […] est de nature à engendrer […] de sérieux inconvénients d’ordre administratif, professionnel et privé » (§55-57).

Sans doute la Cour reconnaît-elle que des restrictions peuvent être apportées si elles se fondent « sur des considérations objectives et […] proportionnée[s] à l’objectif légitimement poursuivi ». Néanmoins, elle observe qu’aucune des autorités roumaines n’a donné d’explication sur le but poursuivi et, qu’à supposer qu’elles en eussent fourni une, celle-ci ne saurait être acceptée car contraignant le ressortissant à suivre une nouvelle démarche, dans l’ordre juridique roumain, pour voir son identité de genre reconnue. Or, note la Cour de Luxembourg, la contradiction de ce droit interne avec les droits fondamentaux a déjà été établie par une autre cour dont elle reconnaît ici l’autorité, la Cour de européenne des droits de l’homme (§63-67) ; la Cour de Luxembourg ajoutant quant à elle avoir déjà déclaré incompatible « une règlementation nationale qui fait obstacle à ce qu’une personne transgenre, faute de la reconnaissance de son identité de genre, puisse remplir une condition nécessaire au bénéfice d’un droit protégé par le droit de l’Union » (§60). Dès lors, faute de justification à l’entrave aux libertés de circulation et de séjour, la Cour conclut à une violation du droit de l’Union.

Quels sont les apports de cette décision ?

Cette décision s’inscrit pleinement dans la continuité de la jurisprudence développée par la Cour de justice, sur le fondement de la citoyenneté européenne (article 20 TFUE) et de la liberté de circulation et de séjour (articles 21 TFUE et 45 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union), obligeant les États membres, à propos des personnes binationales, à reconnaître l’état civil légalement acquis dans un autre (sur cette question de la reconnaissance voir not. les thèses de L. Rass-Masson, S. Fulli-Lemaire et A. Alouane). Développée en 2003 à propos du nom de famille, dans l’affaire Garcia Avello, et appliquée dans de nombreuses autres affaires ultérieures, cette jurisprudence fut étendue en 2023, avec notamment le renfort du droit au respect de la vie privée et familiale, à la reconnaissance du lien de filiation dans une famille homoparentale ; c’est l’arrêt Pancharevo précité.

À cet égard, l’affaire Mirin n’est donc qu’une nouvelle application de cette jurisprudence dans un champ de l’état civil où elle ne s’était pas encore appliquée, à savoir l’identité de genre, laquelle est susceptible d’avoir une incidence sur plusieurs autres éléments de l’état civil, comme on le voit dans la présente affaire, à savoir la mention dite de « sexe », le prénom, le numéro d’identification personnel des individus et, pourrait-on ajouter en prévision d’autres affaires, le nom de famille et le lien de filiation lorsque ceux-ci sont genrés.

Si le raisonnement est donc peu innovant, la solution est néanmoins importante pour les minorités genrées. D’abord, pour celles ressortissant d’États membres n’ayant toujours pas intégré les normes de reconnaissance du genre issues de l’arrêt AP, Garçon et Nicot c. France rendu en 2017 par la Cour européenne des droits de l’homme, puisqu’elles peuvent désormais espérer bénéficier de la procédure d’exécution des arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne, autrement plus efficace que celle applicable aux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme. Ensuite, pour les minorités genrées ressortissant d’autres États membres, qui peuvent espérer obtenir de la Cour de Luxembourg ce qu’elles n’obtiennent pas (encore) de la Cour de Strasbourg et, notamment, pour prendre l’exemple français, la reconnaissance d’autres mentions de sexe ou encore la déjudiciarisation de la procédure d’affirmation de leur genre. Sur ce dernier point, un lectorat attentif de la décision Mirin aura remarqué que, au paragraphe 57, la Cour de justice fustige le droit roumain en ce qu’il exige une décision judiciaire. Appliqué au droit français, ceci ne signifierait-il pas que notre exigence d’une procédure juridictionnelle, découlant de l’article 61-5 du code civil, serait en certaines circonstances contraire au droit de l’Union ? Il est permis de le penser.