À propos du procès du crash du vol Rio-Paris : les sociétés Air France et Airbus jugées pour le délit d’homicide involontaire
Par Haritini Matsopoulou – Professeur de droit privé à l’Université Paris-Saclay – Expert du Club des juristes
Treize ans après le crash du vol Rio-Paris ayant entraîné la mort de 228 personnes, les sociétés Air France et Airbus sont renvoyées devant le tribunal correctionnel de Paris pour être jugées pour le délit d’homicide involontaire, au terme d’un procès qui devrait durer neuf semaines.
Quelles conditions devront être réunies pour que les responsabilités pénales d’Air France et d’Airbus puissent éventuellement être engagées ?
Selon l’article 121-2 du Code pénal, les personnes morales sont responsables pénalement des infractions commises, pour leur compte, par leurs organes ou représentants. Pour pouvoir imputer une infraction à une personne morale, la Chambre criminelle de la Cour de cassation exige que les juges du fond établissent en quoi les organes ou représentants ont commis une « faute pénale ». Concrètement, il convient de caractériser « la volonté infractionnelle » ou les négligences et manquements aux obligations de sécurité en la personne des organes ou représentants de la personne morale.
Selon la jurisprudence actuelle, l’identification de l’organe ou du représentant, ayant commis les faits repréhensibles, est une condition nécessaire à l’engagement d’une telle responsabilité. On pourra préciser ici que, par un arrêt récent du 21 juin 2022, il a été jugé qu’une société, qui assure la présidence d’une autre, peut être considérée comme l’organe de celle-ci ; par conséquent, ses fautes peuvent engager la responsabilité pénale de la société dont elle est la « présidente ».
On soulignera, par ailleurs, que la Chambre criminelle exige que les juges du fond procèdent à l’identification de l’organe ou du représentant, « au besoin en ordonnant un supplément d’information ».
La responsabilité pénale des personnes morales n’exclut toutefois pas celle des personnes physiques auteurs ou complices des mêmes faits, l’article 121-2, al. 3, du Code pénal autorisant le cumul des responsabilités. Cependant, depuis la loi n° 2000-647 du 10 juillet 2000 (dite « loi Fauchon »), la responsabilité pénale des personnes physiques, qui n’ont pas causé directement le dommage mais ont indirectement contribué à sa réalisation (« auteurs indirects » des délits d’homicide involontaire ou de coups et blessures involontaires), ne peut être engagée que s’il est établi qu’elles ont commis une faute qualifiée, à savoir une faute délibérée ou une faute caractérisée exposant autrui à un risque d’une particulière gravité qu’elles ne pouvaient ignorer (art. 121-3, al. 4, C. pénal).
Ces précisions données, s’agissant du procès du crash du vol Rio-Paris, il appartient aux juges du tribunal correctionnel de Paris d’identifier les organes ou représentants des sociétés en cause et d’apprécier si des fautes d’imprudence ou de négligence peuvent être retenues à leur encontre, pouvant entraîner la mise en jeu de la responsabilité pénale desdites sociétés.
Quels éléments examineront les juges pour décider d’engager ou non les responsabilités pénales d’Air France et d’Airbus ?
Les sociétés Air France et Airbus, poursuivies pour le délit d’homicide involontaire, ne pourront être condamnées que si les éléments constitutifs de cette infraction sont dûment établis. Il faudra, en particulier, caractériser les « fautes pénales d’imprudence » en la personne des organes ou représentants de ces sociétés et établir un lien de causalité entre le résultat dommageable et ces fautes. Selon l’article 221-6 du Code pénal, celles-ci peuvent consister en une « maladresse, imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement ».
Dans l’affaire qui nous intéresse ici, certains experts ont souligné le « rôle déterminant des sondes Pitot » (qui sont un instrument de mesure de la vitesse des fluides) dans la réalisation de l’accident. Ce point de vue a été partagé par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris, ayant renvoyé les deux sociétés devant la juridiction correctionnelle pour le délit d’homicide involontaire. Pour cette juridiction, « c’est bien ce blocage dû au givre qui a été l’élément déclencheur de la tragédie, puisqu’il est manifeste que s’il ne s’était pas produit, le comportement de l’équipage n’aurait pas été soumis à une telle épreuve, et l’avion n’aurait pas décroché ».
En outre, selon les éléments communiqués, l’enquête réalisée par la section de recherches de la gendarmerie des transports aériens (GTA) a relevé que « 17 incidents concernant ces sondes avaient été enregistrés entre janvier 2007 et juin 2009 » (date de l’accident), ce qui avait conduit les sociétés concernées à organiser une « campagne d’information », en ayant recours à des « bulletins » placés « dans les casiers des équipages ».
Bien que les incidents signalés aient été très peu nombreux, par rapport au nombre de vols que la compagnie aérienne française opère par jour, et sans conséquences graves, il conviendrait de rechercher si les sociétés poursuivies avaient procédé à une évaluation des risques auxquels pouvait exposer une éventuelle défaillance des sondes Pitot et si des mesures adaptées avaient été prises afin que ces risques soient évités. Il faut bien reconnaître qu’en matière de sécurité, les juridictions pénales se montrent exigeantes, en imposant aux entreprises « d’anticiper les situations de risque ». Il faut être prévoyant et prendre des mesures de précaution en amont pour éviter tout danger.
Toutefois, dans certaines hypothèses, il est difficile de mesurer le risque, auquel un comportement peut exposer, compte tenu « des données scientifiques » ou technologiques de l’époque. Ainsi, des mises en examen pour homicides et blessures involontaires ont été annulées, car les personnes en faisant l’objet n’avaient pu, « dans le contexte des données scientifiques de l’époque, mesurer le risque d’une particulière gravité auquel elles auraient exposé les victimes ».
Selon les conclusions du Bureau d’enquêtes et d’analyses (BEA), chargé du volet technique de l’enquête sur le crash du vol Rio-Paris, le phénomène d’« obturation des sondes Pitot par cristaux de glace » était à l’époque « connu mais mal maîtrisé par la communauté aéronautique ». Il incombe donc à la juridiction correctionnelle d’apprécier ces différents éléments, à la lumière des avis d’experts qui peuvent parfois se contredire, ce qui rend sa tâche encore plus difficile.
Certains experts ont souligné les « erreurs commises par les pilotes ». Si tel était le cas, ces erreurs pourraient-elles avoir une incidence sur les éventuelles responsabilités pénales des sociétés poursuivies ?
Si les fautes imputées aux pilotes étaient la cause unique et exclusive de l’accident, la responsabilité pénale d’Air France ne pourrait, en aucun cas, être engagée. En effet, selon une jurisprudence constante, les fautes d’imprudence ou de négligence commises par des salariés, qui ne sont ni des organes, ni des représentants de la personne morale, ne peuvent engager la responsabilité pénale de celle-ci au sens de l’article 121-2 du Code pénal. Et, bien évidemment, si ces fautes constituaient la seule cause de l’accident, la responsabilité pénale d’Airbus ne pourrait pas non plus être engagée.
On pourra faire observer que les deux sociétés avaient initialement bénéficié d’une ordonnance de non-lieu rendue par le juge d’instruction, au motif que les investigations n’avaient pas permis d’établir « un manquement fautif d’Airbus ou d’Air France en lien […] avec les fautes de pilotage […] à l’origine de l’accident ». Mais, cette ordonnance a été infirmée par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris, qui a considéré que c’était la défaillance des sondes Pitot « l’élément déclencheur de la tragédie », si bien que les fautes imputées aux pilotes étaient loin d’être la cause unique et exclusive de l’accident.
Comme l’a établi le rapport du BEA, le crash du vol Rio-Paris est dû à un enchaînement de faits, à une conjonction de facteurs, tels que le dysfonctionnement des sondes Pitot, les erreurs humaines ou les conditions météorologiques. S’agissant, en particulier, des fautes imputées aux pilotes, le rapport précité a fait état des « actions inappropriées » des pilotes, qui n’avaient pas « formellement identifié la situation de décrochage », « alors que l’alarme avait sonné de façon continue pendant cinquante-quatre secondes », et qui n’avaient pas non plus appliqué « la procédure requise après le givrage des sondes Pitot » ayant conduit à une perte des indications de vitesse. En outre, selon certains experts, l’accident aurait pu être évité si les pilotes avaient contourné l’orage, comme l’avaient fait « tous les autres avions qui [avaient] précédé ou suivi l’AF447 ce soir-là ».
Ces fautes seraient-elles pour autant de nature à exonérer les sociétés poursuivies de toute responsabilité pénale ? Tel ne devrait pas être le cas. Il conviendra, d’abord et avant tout, de vérifier si les pilotes avaient reçu une formation adaptée leur permettant, dans des circonstances analogues, d’avoir une réaction appropriée, et s’ils avaient été dûmement informés des incidents précédemment survenus ainsi que des procédures devant être mises en œuvre en cas de dysfonctionnement des sondes Pitot.
On relèvera ici que les juges répressifs n’ont pas hésité à engager la responsabilité pénale du chef d’entreprise, qui « s’était abstenu d’organiser une formation pratique et appropriée à la sécurité » au bénéfice des travailleurs temporaires auxquels il faisait appel, ce qui avait contribué à la survenance de l’accident. Dans de telles hypothèses, les juridictions pénales ont tendance à retenir une « faute caractérisée » exposant autrui à un risque d’une particulière gravité que les prévenus ne pouvaient ignorer.
Il revient, par conséquent, au tribunal correctionnel de Paris de se prononcer sur le caractère adapté des mesures prises par les sociétés concernées, à la suite des incidents concernant les pannes des sondes Pitot, et d’apprécier si des fautes d’imprudence pourraient éventuellement être imputées aux organes ou représentants desdites sociétés, entraînant la mise en jeu de la responsabilité pénale de celles-ci.
En outre, la juridiction correctionnelle, tenant compte des éléments du dossier, pourrait déterminer la gravité des fautes éventuellement retenues et, en particulier, vérifier si celles-ci pourraient recevoir la qualification de « fautes caractérisées » exposant autrui à un risque d’une particulière gravité que les auteurs ne pouvaient ignorer. Si tel était le cas, ces fautes pourraient engager à la fois la responsabilité pénale des personnes physiques et celle des personnes morales, conformément aux dispositions de l’article 121-2, al. 3, du Code pénal.
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