Par Jean-Luc Albert, Professeur émérite de Aix-Marseille Université, Membre du conseil scientifique de la Douane

L’unilatéralisme américain dans un cadre multilatéral

Le commerce international des marchandises (matières premières, produits agricoles, biens manufacturés, …) obéit, depuis 1947, à un ensemble de principes et d’exigences dont l’objectif sur le long terme est l’ouverture du commerce international, la baisse voire la disparition des barrières tarifaires et non tarifaires douanières, la réduction (mais non la fin) des subventions à l’économie, la facilitation des échanges et ce, en promouvant certains principes comme celui de la non-discrimination ou encore la clause de la nation la plus favorisée. De nombreux accords multilatéraux ont été conclus depuis près de 60 ans et les États-Unis ont accompagné ce mouvement, tout en utilisant les mécanismes de l’OMC pour résoudre des différends commerciaux, par exemple en ce qui concerne les subventions versées à Airbus et Boeing.

Le GATT, l’OMC, l’Organisation mondiale des douanes (OMD), constituent le socle de cette démarche multilatérale qui, au fil de ces presque 80 dernières années, a contribué à une profonde mutation de l’économie mondiale, avec l’apparition de nouveaux acteurs économiques (Japon, Chine, Inde, …), concurrents des économies occidentales et en particulier des États-Unis.

Ce développement s’est toujours opéré de façon presque cyclique avec des phases de crise et d’interrogations, mais sans jamais empêcher les opérateurs de se réorganiser, de s’adapter aux nouveaux marchés et d’adopter des stratégies industrielles et commerciales conduisant à des formes d’interdépendance économique que le développement des moyens de transports et l’organisation logistique ont favorisé.

Durant cette période, les États-Unis ont adopté des législations discriminantes à l’égard de certains pays comme Cuba, l’Iran et, dans un contexte de rivalité croissante avec la Chine. Or, cet Etat bloque depuis la première présidence Trump le fonctionnement de l’Organe de Règlement des différends de l’OMC en ne permettant pas la désignation des experts nécessaires. La présidence Biden n’a guère bouleversé cette attitude. La politique nouvelle adoptée par le président Trump se heurte à une vision globalisante, multilatérale, qui s’était imposée au fil des années et qui est promue par l’Union européenne et la Chine.

Les droits de douane, un instrument tarifaire plus difficile à mettre en œuvre qu’il n’y parait

Toute marchandise faisant l’objet d’échanges internationaux obéit à un « statut » fondé sur trois éléments : son espèce, c’est-à-dire sa classification, son origine et sa valeur. L’ensemble repose sur des normes et une méthodologie établies internationalement et, en particulier, sur le Système Harmonisé (SH) de classification géré par l’OMD que tous les Etats (195) pratiquent, y compris les États-Unis, la Chine et l’Union européenne. Il y aurait actuellement près de 5000 groupes de marchandises. La fixation des droits de douane et donc de leur tarif reste l’apanage des Etats (ou des unions douanières comme l’union douanière européenne). Cette tarification repose sur plusieurs méthodes : en valeur – c’est-à-dire un pourcentage de la valeur du bien -, spécifique -c’est-à-dire quantitatif -, ou encore un mixte des deux, parfois au travers d’un système contingenté ou par unité (poids, mesure, …). Ce tarif peut être différent selon que l’Etat en question ou l’union douanière a conclu ou non avec une autre économie un accord préférentiel. En l’absence d’accord préférentiel, c’est le tarif de droit commun qui s’applique, ce qui n’exclut pas une exemption de droits de douane sur telle ou telle marchandise ou même des suspensions tarifaires à la demande d’opérateurs nationaux. Or, la question de l’origine d’une marchandise et donc de sa nationalité est aussi une chose délicate à établir tant les biens, en particulier manufacturés, sont à présent produits dans une stratégie de gestion fondée sur des chaînes de fabrication organisées internationalement.

Il n’y a pas d’accord de libre-échange entre l’Union européenne et les États-Unis, ni même avec la Chine. C’est donc le droit commun de base qui s’applique aux produits américains vendus en Europe ou européens vendus aux États-Unis. Or, ces deux économies sont parmi les plus ouvertes et pratiquent peu de droits de douane élevés. Ainsi, l’Union européenne, hormis dans le secteur agricole, conserve des droits douaniers des plus limités ; en matière automobile, le tarif peut atteindre 10%, alors que la pratique tarifaire générale est l’exemption de droits de douane. Faut-il le rappeler ici, il n’existe pas de principe juridique de préférence communautaire. Les droits de douane ne peuvent être utilisés pour protéger des productions européennes (hormis la lutte contre le dumping ou contre les subventions non conformes aux règles de l’OMC). De fait, pour les États-Unis, la difficulté est d’identifier, en regard de la doctrine Trump, les pratiques tarifaires européennes qui pénaliseraient les productions américaines, sauf à adopter des mesures unilatérales qui n’ont aucun fondement.

Une vision économique américaine cohérente, mais peu conforme au cadre juridique multilatéral mondial

La doctrine Trump, premier mandat et second mandat, est cohérente avec elle-même, même si elle ne s’inscrit pas dans la vision économique multilatérale qui s’est imposée depuis plusieurs décennies. Elle n’est pas, en apparence, conforme aux principes et aux règles de l’OMC et ne peut en permanence s’appuyer sur des motifs d’abord sécuritaires (premier mandat), et ensuite sur des arguments discriminants destinés à « donner » aux États-Unis une attractivité nouvelle pour les opérateurs non américains (second mandat). Le droit OMC n’autorise en effet l’adoption de droits de douane que dans des circonstances particulières et pour des motifs spécifiques comme la protection de l’équilibre de la balance des paiements (GATT, art.XII) ou pour certaines raisons : moralité, santé (GATT, art. XX), sécurité (GATT art. XXI), mesures d’urgence pour certaines importations (GATT, art. XIX). L’OMC rappelle d’ailleurs que les Etats se sont engagés à réduire les droits de douane tout en adoptant des droits de douane consolidés c’est-à-dire maximaux. Qui plus est, en cas de difficulté, il convient d’abord d’engager des consultations avec l’autre partie : « Chaque partie contractante examinera avec compréhension les représentations que pourra lui adresser toute autre partie contractante au sujet de toute question affectant le fonctionnement du présent Accord et ménagera des possibilités adéquates de consultation sur ces représentations » (GATT, art. XXII).

Le rapport de force introduit par le président Trump est donc d’abord un rapport de puissance destiné à obtenir des concessions de la part des « partenaires » économiques des États-Unis. Le droit du commerce international, les accords commerciaux conclus par les États-Unis comme avec le Mexique et le Canada, sont ainsi remis en cause incitant les autres « partenaires » des États-Unis à trouver de nouvelles parades (tarifaires, fiscales, …) pour contrebalancer la démarche américaine, ou tout simplement à s’incliner.

Pour autant, s’appuyer sur les droits de douane présente des limites évidentes car, en fin de compte, c’est le consommateur final qui en assume la charge, ce qui participe du prix des marchandises vendues sur le marché américain ou à l’inverse sur le marché européen.

Ce faisant, la violation des règles de l’OMC par les États-Unis devrait conduire l’Union européenne à saisir l’Organe de règlement des différends de l’OMC dont on sait qu’il ne fonctionne plus réellement à cause de l’attitude de blocage des États-Unis, saisine que la Chine a effectuée le 5 février 2025 à propos des mesures tarifaires américaines imposées par les États-Unis sur les marchandises originaires de Chine. L’Union pourrait aussi ne pas adopter de mesures tarifaires de rétorsion et se contenter de faire « digérer » par le consommateur américain la hausse américaine des droits de douane.

D’aucuns ont oublié l’importance des questions douanières et des enjeux économiques, sociaux et financiers majeurs qui les accompagnent ; le fait que les compétences douanières (union douanière et politique commerciale) soient devenues des compétences exclusives de l’Union européenne (Cf. Jean-Luc Albert, Le droit douanier de l’Union européenne, Bruylant, 2ème éd., 2022) a sans doute conduit à un grand désintérêt pour cette thématique stratégique y compris au sein de la classe politique française.

En somme, le « top management » doit à présent s’emparer de ce type de question.