Rétablissement des contrôles aux frontières de l’Allemagne : Quel avenir pour la politique migratoire commune en Europe ?
Alors que depuis la crise migratoire de 2015 l’Allemagne avait prôné une approche humaine des questions migratoires, elle vient d’évoluer radicalement. Après plusieurs attaques meurtrières par des personnes étrangères radicalisées et une montée en puissance de l’extrême droite, l’Allemagne a rétabli des contrôles à toutes ses frontières terrestres à partir du 16 septembre et annoncé le renvoi plus systématique de demandeurs d’asile vers d’autres Etats européens. Ce durcissement fragilise les politiques migratoire et de libre circulation de l’Union européenne.
Par Catherine Schmitter, Maître de conférences à l’Université Lyon 2
Pourquoi les nouvelles mesures allemandes impactent-elles l’ensemble européen ?
L’Allemagne est membre de l’UE, qui assure la libre circulation entre ses Etats membres, et avec la Suisse, le Liechtenstein, la Norvège et l’Islande (articles 20, 45 à 62 du Traité sur le fonctionnement de l’UE, ou TFUE ; directive 2004/38/CE ; Accord sur l’Espace économique européen). Les citoyens européens ont le droit d’entrer et de séjourner avec leur famille, de travailler, de prendre leur retraite dans tous ces Etats.
L’Allemagne est également membre de l’espace Schengen, (espace de liberté, de sécurité et de justice, art. 67 à 89 TFUE ; code frontières Schengen, règlement (UE) 2016/399, révisé en 2024). Les contrôles des personnes aux frontières internes, communes aux Etats membres, y sont supprimés. Corrélativement les contrôles aux frontières externes ont été renforcés et des coopérations entre les administrations nationales instaurées. Cet espace se compose des Etats membres de l’UE (sauf l’Irlande et Chypre) et de pays tiers européens (Norvège, Islande, Suisse et Liechtenstein). Danemark, Bulgarie et Roumanie ont un statut particulier.
Les contrôles des risques et des migrations provenant de pays tiers échoient particulièrement aux Etats ayant des frontières externes. En matière d’asile, un seul Etat est responsable de la demande d’asile d’une personne (règlement (UE) 604/2013, dit Dublin III) afin d’éviter les mouvements secondaires de demandeurs d’asile, consistant à entrer sur le territoire européen par un Etat membre pour ensuite se déplacer vers un autre Etat grâce à l’absence de contrôles aux frontières internes. Si une personne adresse sa demande d’asile à un Etat qui n’est pas l’Etat responsable du traitement de sa demande, cette personne peut être transférée, y compris de manière forcée, vers l’Etat responsable.
Les Etats étant interdépendants dans l’espace Schengen, l’Allemagne vient perturber fortement son fonctionnement.
Les décisions allemandes sont-elles conformes au droit de l’UE ?
En premier lieu, l’Allemagne a rétabli les contrôles des personnes à toutes ses frontières.
Les contrôles des personnes, quelle que soit leur nationalité, localisés aux frontières internes de l’espace Schengen sont interdits (art. 67 TFUE, code frontières Schengen, art. 2 et 22), mais les Etats peuvent déroger à cette interdiction (code frontières Schengen, art. 25 et suivants). La dérogation est d’interprétation stricte (Cour de justice de l’UE, CJUE grande chambre, 5 déc. 2023, Nordic Info, C-128/22, point 124). Les contrôles ne peuvent être réintroduits qu’en dernier recours, face à une menace grave pour l’ordre public, la sécurité intérieure ou la santé publique, et doivent être proportionnés aux risques invoqués, par exemple des menaces terroristes (CJUE grande chambre, 26 avr. 2022, NW, C-368/20 et C-369/20, point 59). En principe, la dérogation est limitée à six mois et peut être prolongée jusqu’à deux ans. Les dérogations sont très courantes en pratique et souvent détournées pour être utilisées à des fins de contrôle migratoire.
Le 10 septembre, l’Allemagne a justifié la réintroduction des contrôles par un impératif de sécurité face aux menaces terroristes. Leur durée annoncée est de six mois, ils ne sont pas systématiques. Néanmoins, en vertu du principe de proportionnalité, l’Allemagne devrait pouvoir démontrer en quoi le rétablissement des contrôles à toutes ses frontières internes est pertinent pour préserver sa sécurité intérieure alors que la menace terroriste est diffuse. En outre, la lutte contre le terrorisme est malheureusement appelée à durer. Or le maintien des contrôles pour les mêmes motifs au-delà de la période maximale est interdit (CJUE, C-368/20 et C-369/20, notamment points 66 et 77). Enfin, ces dérogations ne sont pas prévues pour lutter contre les mouvements secondaires de personnes dans l’espace Schengen alors que l’Allemagne a déclaré lutter par ce moyen contre l’immigration clandestine.
En second lieu, l’Allemagne annonce des mesures sur l’asile. Elle dit vouloir renvoyer plus de demandeurs d’asile vers d’autres Etats de l’espace Schengen.
Référence est faite au système Dublin (règlement (UE) 604/2013, abrogé par le règlement (UE) 2024/1351 avec effet en 2026). Afin d’éviter les déplacements secondaires de demandeurs d’asile, un seul Etat de l’espace Schengen est responsable pour traiter la demande d’asile d’une personne. Si cette personne dépose sa demande auprès d’un autre Etat, elle peut être transférée, même de force, vers l’Etat responsable, s’il l’a préalablement accepté. Les critères de détermination de l’Etat responsable aboutissent dans une grande majorité des cas à désigner celui par lequel la personne a pénétré pour la première fois de manière irrégulière dans l’espace Schengen. Ce système s’est montré impraticable. Il a abouti à saturer les systèmes d’asile des Etats du sud. Les transferts souvent n’aboutissent pas. Les personnes étrangères qui demandent une protection sont confrontées à des règles très contraignantes.
L’Allemagne veut aussi anticiper l’application du pacte sur la migration et l’asile, adopté en mai 2024, applicable à partir de 2026, qui durcit la politique migratoire de l’UE. Elle met en œuvre dès maintenant certains des nouveaux mécanismes. Elle a annoncé en novembre 2023 raccourcir le temps de traitement des demandes d’asile, en réduisant les délais de recours en justice. Le 10 septembre, elle a évoqué la création de centres de détention proches des frontières allemandes pour examiner les demandes d’asile selon une procédure accélérée. Ces mesures sont critiquées du fait de risques de violation des droits fondamentaux des personnes étrangères (Charte des droits fondamentaux de l’UE, notamment art. 6, 13 et 47).
La volonté allemande d’accroitre les transferts Dublin pourrait par ailleurs fragiliser le nouveau mécanisme de solidarité prévu par le pacte (règlement (UE) 2024/1351, Partie IV). Il prévoit de forcer les Etats à se répartir l’accueil des demandeurs d’asile, soit en acceptant des relocalisations, c’est-à-dire en traitant les demandes dont un autre Etat est responsable, soit en aidant les Etats en difficulté à s’occuper par exemple de la détention et du renvoi de personnes dans leur pays d’origine.
Quel est l’avenir de la politique migratoire européenne ?
L’Allemagne n’exprime pas le souhait d’une renationalisation des politiques européennes mais elle contribue au fractionnement et aux dysfonctionnements de l’espace Schengen. Les contrôles aux frontières internes pénalisent les citoyens et les entreprises en entravant leurs déplacements. En agissant unilatéralement, l’Allemagne fragilise la cohésion européenne autour d’une politique migratoire décidée en commun par des Etats interdépendants. Cela pourrait aussi encourager d’autres Etats à durcir leurs politiques migratoires.
En outre, l’Allemagne semble s’engager dans la voie ouverte par les Etats européens les plus radicaux sur les questions migratoires. Elle soutient par exemple le développement d’accords problématiques avec des pays tiers. Certains ont été conclus, sans garantie pour les droits fondamentaux, avec des pays d’origine ou de transit des personnes migrantes comme la Turquie, la Tunisie ou l’Egypte, qui s’engagent à limiter les arrivées en Europe. L’Allemagne réfléchirait également à des accords avec des pays tiers qui pourraient examiner des demandes d’asile de manière externalisée, sur le modèle des accords Italie/Albanie et Royaume-Uni/Angola.
Cette approche, destinée à rassurer l’opinion publique, montre déjà son inefficacité. L’éloignement de personnes sans titre de séjour est très compliqué. Les mécanismes de dissuasion des migrations semblent illusoires. Les pays tiers partenaires ne sont pas toujours fiables. Des pays tiers instrumentalisent les personnes migrantes comme un moyen de pression politique sur l’Europe (voir les nouvelles règles du pacte sur ce point, règlement (UE) 2024/1359). Enfin il y a peu de chances qu’une politique migratoire très restrictive fasse disparaître les risques terroristes de personnes radicalisées, qui relèvent plutôt des activités policières et de renseignement et de coopérations entre les Etats.
La politique migratoire européenne est fondée sur un principe de confiance mutuelle, chaque Etat est présumé respecter pleinement les standards européens et les valeurs incarnées par l’UE (Traité sur l’UE, art. 2). Il semble que l’Allemagne contribue à abaisser les exigences qui constituent le socle de la confiance mutuelle. L’ensemble européen semble ainsi s’éloigner d’une autre approche consistant à promouvoir le développement d’une immigration légale, le désengorgement de la procédure d’asile et la suppression du système Dublin, qui a généré des dysfonctionnements substantiels dans l’espace Schengen.
Le sujet des migrations fera l’objet de discussions en octobre lors du Conseil de l’UE « Justice et affaires intérieures » et du Conseil européen. Les réactions notamment de la Pologne et de la Grèce aux nouvelles mesures allemandes sont tendues. Il paraît peu probable que la Commission puisse résoudre ces difficultés en saisissant la CJUE, tant elles sont anciennes et impliquent de nombreux Etats, y compris des Etats fondateurs de l’UE et de l’espace Schengen.