Par Valère Ndior, Professeur de droit public à l’Université de Bretagne occidentale, Membre de l’institut universitaire de France

Quelle menace pesait sur l’application TikTok aux Etats-Unis ?

Le processus d’adoption du dispositif « cession ou interdiction » de TikTok était déjà atypique : le Congrès des Etats-Unis l’avait intégré à un vaste paquet législatif de 95 milliards de dollars d’aides à l’Ukraine, Israël et Taïwan (H.R.815), facilitant ainsi son adoption dans un rare élan bipartisan, le 24 avril 2024. Ce choix stratégique a permis de présenter TikTok comme une menace relevant de la sécurité nationale et de la politique étrangère.

L’interdiction figure dans la Partie H de la loi « Protecting Americans from Foreign Adversary Controlled Applications Act » (PAFACAA), qui désigne explicitement la Chine comme « adversaire » étranger. Cette loi s’applique à TikTok, à sa maison mère ByteDance, et à toute technologie ou service qu’ils exploitent, directement ou indirectement. Toutes les entités visées par la loi (hébergeurs, magasins d’application…) ont interdiction de rendre TikTok accessible sur le territoire américain. ByteDance disposait de 270 jours pour se conformer à la loi et céder TikTok à de nouveaux propriétaires, délai que le Président était en mesure de prolonger de 90 jours en cas d’amorçage d’une procédure de session.

En pratique, la mesure n’a pas été exécutée. Certes, TikTok a procédé volontairement à la désactivation de ses services le 18 janvier 2025. Mais cette mesure n’a duré que quelques heures. En effet Donald Trump, sur le point de redevenir locataire de la Maison Blanche, s’est engagé – sans fondement valable – à retarder l’application de la loi PAFACAA et à créer un cadre propice à l’organisation d’une cession. Une fois en fonction, le Président a retardé l’application de la PAFACAA à quatre reprises par le biais de décrets. Le décret initial (EO 14166) a été signé le 20 janvier 2025, suivi des EO 14258, 14310 et 14350, repoussant ainsi l’échéance au 5 avril, 19 juin, 17 septembre, et finalement au 16 décembre 2025. La loi PAFACAA, pourtant validée par la Cour suprême des Etats-Unis, a donc été privée d’application durant une période de plus de huit mois.

Quel est l’objet du décret du 25 septembre 2025 ?

Le décret a été signé à la suite d’échanges entre les gouvernements des Etats-Unis et de la Chine. Il établit le principe d’une cession des opérations américaines de TikTok à une nouvelle joint-venture majoritairement contrôlée par des investisseurs américains. Cette cession est d’ailleurs présentée comme conforme aux exigences de la loi PAFACAA en cela qu’elle met fin au contrôle de TikTok par un « adversaire » étranger.

En outre, le décret impose des mesures strictes de gouvernance, de protection des données et de surveillance des algorithmes, dont l’application est confiée à des partenaires de sécurité états-uniens, notamment l’entreprise Oracle. Enfin, il suspend temporairement l’application de la loi PAFACAA pour permettre la mise en œuvre de la cession et accorde une immunité rétroactive à toute entité qui ne s’y serait pas conformée depuis le 19 janvier 2025, tout en affirmant l’autorité exclusive du gouvernement fédéral dans son exécution.

Quelles mesures spécifiques sont mises en œuvre ?

Le décret et le communiqué publié par la Maison Blanche fournissent des informations partielles quant à la teneur du dispositif envisagé (présenté, Section 2, comme conçu à la suite d’un processus interinstitutionnel mené par le Vice-Président des Etats-Unis, J.D. Vance). La lecture croisée des deux documents, l’un formalisé juridiquement, l’autre relevant plutôt de l’instrument informatif, permet de relever les points suivants.

Le décret valide la création d’une joint-venture chargée d’exploiter TikTok aux États-Unis, dont la majorité du capital et du contrôle reviendra à des investisseurs états-uniens, tandis que ByteDance Ltd. et ses affiliés ne pourront en détenir plus de 20 %. Afin de renforcer la sécurité nationale et la protection des données, le décret impose des mesures a priori strictes : le contrôle des algorithmes, du code et des décisions de modération sera transféré à la nouvelle joint-venture ; la compagnie Oracle assurera la sécurité des opérations en tant que partenaire indépendant ; les données sensibles des utilisateurs américains seront stockées exclusivement dans un cloud sécurisé sur le territoire américain ; les mises à jour logicielles, les algorithmes et les flux de données feront l’objet d’une surveillance renforcée, et les modèles de recommandation devront être reparamétrés et contrôlés par des partenaires de sécurité américains. Ces dispositifs sont présentés par le décret comme permettant aux 170 millions d’utilisateurs états-uniens de TikTok de continuer à utiliser l’application en toute confiance, avec l’assurance que leurs données sont protégées sur le territoire national.

Quelles problématiques juridiques et techniques suscite l’adoption de ce décret ?

La cession de TikTok aux Etats-Unis suscite de nombreuses problématiques, notamment en ce qui concerne la gestion des algorithmes de recommandation. Le décret présidentiel affirme d’un côté que les algorithmes sont placés sous le contrôle (« under the control ») de la nouvelle joint-venture, tout en prévoyant une surveillance accrue des flux de données et des mises à jour par des partenaires de sécurité états-uniens. Globalement, le décret reste vague sur la nature exacte du « contrôle » exercé par la nouvelle entité et ne permet pas de savoir quelle en sera l’étendue et la durée, comme cela a d’ailleurs été souligné par des chercheurs.

Le processus de cession de TikTok suscite également des interrogations quant à la nature des investisseurs sélectionnés pour bénéficier de la cession. Le consortium, dont la composition définitive n’est pas encore diffusée, semble être composé de personnalités liées politiquement ou personnellement à Donald Trump. Selon plusieurs médias internationaux, l’accord inclurait aussi des partenaires étrangers, comme MGX, société d’investissement basée à Abu Dhabi. MGX entretient des liens financiers directs avec Donald Trump, notamment via un investissement dans une bourse de crypto-monnaie utilisant le stablecoin USD1, créé par une société financière appartenant au Président. Les éléments disponibles à ce stade laissent présager la création d’une structure reposant sur un réseau d’investisseurs étroitement liés au Président, ce qui engendre de nombreux risques de conflits d’intérêts dans le contexte d’une opération censée répondre à des impératifs de sécurité nationale.

Ces éléments alimentent aussi la crainte d’une instrumentalisation de la plateforme à des fins politiques. Le contrôle ou la supervision de l’algorithme de recommandation pourraient, en fonction de leur nature, bénéficier à des stratégies de restriction du débat public sur TikTok en amplifiant les contenus favorables à l’Administration Trump ou en réduisant la visibilité des voix dissidentes. Il convient, enfin, de s’interroger sur l’existence de garde-fous destinés à prévenir l’accès des investisseurs sélectionnés aux données de millions de citoyens utilisant la plateforme aux Etats-Unis, ou ailleurs.