Par Valère Ndior, Professeur de droit public à l’Université de Bretagne occidentale, Membre de l’Institut universitaire de France et Pauline Trouillard, docteure en droit de l’Université Paris-Panthéon-Assas, Chercheure post-doctorale Université Paris Nanterre/CNRS

Quelle était la mesure concernée et qui vise-t-elle ?

L’objectif allégué du « Protecting Americans from Foreign Adversary Controlled Applications Act » (PAFACA), adopté par le Congrès américain en avril 2024 et signé par le Président Biden, est de protéger la sécurité nationale des Etats-Unis en empêchant la Chine (nation qualifiée de « rivale ») d’accéder aux données sensibles de millions d’utilisateurs américains de TikTok. La loi oblige l’entreprise chinoise ByteDance, propriétaire de TikTok, à céder l’application à une entité états-unienne pour éviter son interdiction aux Etats-Unis à partir de janvier 2025. Après ne pas avoir obtenu gain de cause en appel, TikTok a contesté la constitutionnalité de la PAFACA devant la Cour suprême, alléguant qu’elle violait la liberté d’expression garantie par le Premier amendement. La Cour suprême a rendu sa décision le 17 janvier 2025, confirmant la constitutionnalité de l’interdiction. La Cour a jugé que le Congrès avait le droit de prendre des mesures destinées à protéger la sécurité nationale.

Quel est le raisonnement suivi par la Cour suprême concernant les allégations de violation du Premier amendement ?

Lorsqu’un recours est effectué sur le fondement du Premier Amendement, la Cour a le choix entre deux types de contrôle : « strict scrutiny » ou « intermediate scrutiny ». La Cour applique le « strict scrutiny » (contrôle strict) lorsque la loi est « content-based », c’est-à-dire lorsqu’elle vise un type spécifique de discours, ou qu’elle a été adoptée par le gouvernement du fait de son désaccord avec le contenu du message transmis par le discours. Dans ce cas, la loi est présumée inconstitutionnelle, ce qui ne peut être remis en cause que si le gouvernement prouve qu’elle est conçue étroitement pour servir les « intérêts impérieux de l’État ».

A l’inverse, lorsque la loi est « content-neutral », c’est-à-dire lorsqu’elle ne vise pas un type spécifique de discours du fait du thème abordé ou de l’idée transmise, la Cour applique le « intermediate scrutiny » (contrôle intermédiaire). Dans le cadre du contrôle intermédiaire, la loi est considérée comme constitutionnelle si elle poursuit des intérêts étatiques importants qui ne sont pas liés à l’expression et si elle n’entrave pas la liberté d’expression au-delà du nécessaire.

En l’espèce, la Cour considère la loi PAFACA comme « content-neutral » dans la mesure où elle ne vise pas le contenu du discours, et où son objectif est d’empêcher la collecte des données par une entité étrangère et « rivale ». De manière assez contestable, la Cour rejette l’allégation des requérants selon laquelle la loi vise un locuteur en particulier (TikTok et non X ou Meta), et serait donc « content-based ». La Cour considère que ce traitement particulier se justifie par les caractéristiques particulières du locuteur visé : le fait qu’il soit détenu par des intérêts chinois et qu’il permette à ces deniers d’exploiter les données des citoyens états-uniens. 

Quelles conséquences entraîne l’application de la loi ?

A partir de la date d’entrée en vigueur de la loi PAFACA, les magasins d’applications ont l’obligation de retirer l’application TikTok de leurs plateformes pour empêcher les utilisateurs de télécharger ou de mettre à jour l’application. Comme le souligne Alan Rozenshtein, les utilisateurs eux-mêmes ne sont pas visés par l’interdiction fixée par la loi : sont principalement visées les entreprises qui fournissent les infrastructures d’hébergement nécessaires au fonctionnement de TikTok aux États-Unis. Seule la cession de TikTok à une entreprise américaine avant la date butoir permettait en principe d’éviter l’interdiction, mais en dépit de la profusion de rumeurs à cet égard, aucune option viable n’a été évoquée avant la décision de la Cour suprême.

En l’occurrence, TikTok a exécuté la décision et a rendu son application indisponible sur le territoire à la date prévue. Néanmoins, TikTok a rétabli ses services au bout de quelques heures en indiquant que le futur président Donald Trump lui avait fourni des assurances concernant le report de la mise en œuvre de la loi. Cette option est prévue par la loi PAFACA dans l’hypothèse où des démarches visant à réaliser la cession ont été amorcées – point sur lequel aucune information fiable n’est connue pour l’heure. In fine Donald Trump a adopté le 20 janvier un décret présidentiel suspendant pour 75 jours l’interdiction de l’application et prohibant toute action du Department of Justice, le temps « de déterminer la marche à suivre de manière appropriée afin de protéger la sécurité nationale tout en évitant une fermeture brutale d’une plateforme de communication utilisée par des millions d’Américains ».

Quels sont les enjeux de cette interdiction ?

Au-delà des enjeux de liberté d’expression appréhendés par le Premier amendement, le « TikTok Ban » suscite deux préoccupations majeures. La première touche à la politisation actuelle du dossier, dans une période de transition entre le président Joe Biden (qui avait porté le projet) et le président Donald Trump (qui affirme vouloir « sauver » Tiktok). L’intervention de la nouvelle administration présente un certain arbitraire, renforcé par la décision de l’administration Biden de ne pas procéder elle-même à la mise en œuvre de la PAFACA.

La seconde concerne le message susceptible d’être indirectement adressé aux autorités d’autres pays. Alors que les restrictions d’accès aux réseaux sociaux se répandent à travers le monde, une loi et une jurisprudence qui tendent à légitimer la suspension de services étrangers, sur la base de considérations de nationalité, au nom d’impératifs d’ordre public ou de sécurité nationale, pourraient inspirer de nombreux régimes, autoritaires ou non.