L’interdiction de TikTok aux Etats-Unis : le problème n’est pas réglé
Le Président des Etats-Unis, Joe Biden, a signé le 24 avril 2024 une proposition de loi visant spécifiquement l’application TikTok et interdisant sa mise à disposition sur le territoire des Etats-Unis. La loi, adoptée à la faveur d’une alliance bipartisane au sein du Congrès, contient un ultimatum à peine voilé : soit l’entreprise chinoise ByteDance, propriétaire de TikTok, accepte de s’en séparer, soit l’application sera interdite dès janvier 2025.
Par Valère Ndior, Professeur à l’Université de Bretagne occidentale – Membre de l’Institut universitaire de France.
Quelles sont les mesures prises par le Congrès à l’égard de TikTok ?
Le procédé d’adoption du divest-or-ban (« cession ou interdiction ») est singulier. En effet, le Congrès a intégré l’interdiction de TikTok à un paquet législatif comprenant notamment un plan d’aide financière de 95 milliards de dollars accordé à l’Ukraine, Israël et Taïwan (H.R.815 – Making emergency supplemental appropriations for the fiscal year ending September 30, 2024, and for other purposes). L’ajout de cette interdiction, débattue depuis 2020, à une série de mesures d’urgence était stratégique : il a permis à la fois de faciliter et d’accélérer son adoption dans un rare climat de collaboration bipartisane, et d’en faire une question de sécurité nationale et de politique étrangère.
L’interdiction de TikTok figure dans la Partie H de la loi (« Protecting Americans from Foreign Adversary Controlled Applications Act »), laquelle désigne explicitement la Chine en tant que « foreign adversary » (ennemi ou rival étranger »). Afin d’anticiper d’éventuelles stratégies de contournement, la Partie H rend l’interdiction opposable à TikTok, à sa maison mère, Bytedance, ainsi qu’à tout service ou technologie détenus par ces derniers, incluant les « sites web, applications de bureau, applications mobile ou applications de technologie immersive ou augmentée exploités, directement ou indirectement (y compris via une société mère, une filiale ou une filiale affiliée) […] » par ces entreprises. Il est ainsi interdit à toute personne ou entité (services d’hébergement, magasins d’applications…) de rendre l’application disponible sur le territoire. TikTok dispose de neuf mois – 270 jours – pour se mettre en conformité avec cette législation et changer de propriétaire. Le Président des Etats-Unis peut prolonger ce délai de 90 jours si des mesures de cession sont amorcées.
Autrement dit, l’application TikTok doit être cédée à une entité non chinoise au plus tard mi-janvier 2025, soit le début du prochain mandat présidentiel. Le Président Biden a signé le texte le 24 avril, lui donnant ainsi force de loi.
Comment ces mesures sont-elles justifiées ?
Comme nous l’avions exposé dans un précédent billet, les autorités américaines allèguent l’existence de liens étroits entre ByteDance et le Parti communiste chinois. Elles estiment que le Renseignement chinois serait en mesure d’accéder aux données des utilisateurs de l’application et de nuire à la sécurité nationale des Etats-Unis. L’application TikTok a également été accusée d’être un outil de propagande par plusieurs parlementaires et personnalités politiques. Le Président Biden lui-même a, à plusieurs reprises, fait part de son intention de soutenir des sanctions visant TikTok et ByteDance (tout en faisant campagne sur le réseau social, extrêmement populaire auprès des jeunes).
TikTok n’est pas inquiétée qu’aux Etats-Unis. L’application fait l’objet de nombreuses enquêtes à travers le monde, notamment à l’initiative de la Commission européenne où elle est accusée d’être addictive et toxique pour les jeunes utilisateurs. La fonctionnalité TikTok Lite, qui rémunère les utilisateurs en fonction du temps passé à visionner des vidéos, pourrait avoir été déployée sans mesure préalable d’évaluation des risques au titre du Règlement sur les services numériques (Digital Services Act).
TikTok est-elle désormais interdite ?
Le PDG de TikTok, Shou Chew, a d’ores et déjà annoncé le projet de l’entreprise d’attaquer la loi auprès des juridictions compétentes. Il estime, à l’instar de juristes américains et d’associations de protection des libertés numériques (ACLU ou EFF), que la mesure est inconstitutionnelle en cela qu’elle porterait atteinte à la liberté d’expression telle que garantie par le Premier Amendement : « Les faits et la Constitution sont de notre côté… soyez tranquilles, nous ne partons nulle part ». En l’occurrence, l’application TikTok est utilisée par 170 millions d’Américains, soit un tiers environ de la population américaine âgée de plus de 12 ans. Les influenceurs et opérateurs économiques dont les revenus dépendent principalement de l’utilisation de l’application sont nombreux à avoir manifesté leur opposition à l’égard de la loi et à se déclarer prêts à saisir les tribunaux pour protéger leur liberté d’expression. De telles actions en justice devraient être prises au sérieux : l’interdiction de TikTok par le gouverneur du Montana en 2023 avait justement été contrecarrée par les recours formés par des utilisateurs sur des fondements similaires.
Par ailleurs, de nombreux observateurs estiment que l’interdiction présente un caractère discriminatoire, voire xénophobe, dans la mesure où d’autres applications, américaines et se livrant à une exploitation de données à grande échelle, ne sont pas inquiétées par les législateurs. Elle serait surtout une nouvelle illustration de la rivalité technologique sino-américaine et ne résoudrait pas les préoccupations sécuritaires invoquées par le Congrès et par la Maison Blanche. Ajoutons enfin que la cession de TikTok à une entreprise non chinoise apparaît peu probable, les autorités chinoises s’étant déjà déclarées opposées à une telle mesure en 2023.
Enfin, dans l’éventualité d’une victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle de 2024, ce dernier, qui a déjà semé la doute quant à sa position à l’égard de l’interdiction de l’application, pourrait compromettre la mise en œuvre de cette mesure.