Par Thibaut Fleury Graff, Professeur à l’Université Paris Panthéon-Assas, co-porteur du Projet « RefWar – Protection en France des exilés de guerre » (ANR 2019-2024)

Quel lien existe-t-il entre la chute du régime syrien et les questions de droit international des réfugiés et de droit d’asile ?

La dictature de Bachar el-Assad a provoqué, depuis de nombreuses années maintenant, la fuite massive de ressortissants syriens : au 30 novembre 2024, selon les chiffres du Haut-Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (UNHCR), près de 5 millions d’entre eux étaient en situation de déplacement forcé – avec des pics à plus de 11 millions en 2018 et 2021. Ceux-ci ont d’abord et surtout fui, comme c’est toujours le cas en matière d’exil de guerre, vers les pays limitrophes : Turquie (un peu moins de 3 millions de Syriens au 30 novembre 2024), Liban (768 000), Jordanie (620 000) ou encore Irak (300 000).

L’Union européenne n’a été qu’indirectement touchée par ces déplacements : d’après les données d’Eurostat, à peine plus de 180 000 demandes ont été formulées auprès de ses États membres en 2023, après deux pics à plus de 330 000 en 2015 puis en 2016. L’Agence européenne pour l’asile a estimé ces tous derniers jours à un peu plus de 100 000 le nombre de demandes de protection actuellement pendante. Le taux de protection est cependant élevé (90% selon l’Agence européenne), compte tenu de la situation sur place jusqu’au 8 décembre dernier : ainsi, en 2023, près de 130 000 Syriens ont été protégés à l’échelle de l’UE – après un pic à plus de 400 000 en 2016.  En France, d’après les rapports de l’OFPRA, 4465 demandes d’asile syriennes ont été déposées en 2023, pour 3530 protections – des chiffres auxquels il faut ajouter quelques centaines de protection supplémentaires suite à des recours devant la Cour nationale du droit d’asile. La demande a cependant été relativement stable au cours des années : 3400 en 2015, à peine plus de 6000 en 2016, 5800 en 2017.

Ces chiffres révèlent ainsi une demande d’asile et une protection notables, sans être toutefois exceptionnelles : la demande syrienne est ainsi et par exemple sans commune mesure avec la demande afghane (près de 20 000 en 2023 en France) ou turque (plus de 10 000). Si l’on peut ainsi comprendre que la situation en Syrie soulève des questions relatives à l’asile, il faut s’étonner avec le HCR de la rapidité des réactions de certains États membres – dont la France, alors même qu’elle n’est concernée que de manière tout à fait marginale par la demande syrienne.

Quelles sont les conditions pour suspendre l’examen d’une demande d’asile ou mettre fin à une protection internationale ?

Dans la mesure où, en 2015/2016, au plus fort des arrivées syriennes, les États membres de l’UE ont fait le choix – largement incompréhensible – de ne pas déclencher le mécanisme de la protection temporaire, comme ils l’ont fait en 2022 pour les Ukrainiens et qui peut cesser sur simple décision prise par le Conseil de l’UE à la majorité qualifiée, Il faut distinguer ici deux hypothèses tout à fait différentes : les demandes d’asile en cours, d’une part, et les protections déjà reconnues, d’autre part.

Concernant les premières, le droit international est assez discret, qui ne prévoit pas expressément de statut du demandeur d’asile – si ce n’est à travers le principe de non-refoulement, prévu notamment à l’article 33 de la Convention de Genève de 1951 et 3 de la Convention contre la torture, qui oblige les États à statuer individuellement sur les demandes de protection, avant d’envisager un renvoi vers un pays où existerait un risque de torture ou de traitement inhumain ou dégradant. Rien n’interdit de ce point de vue à un État de « suspendre » l’examen d’une demande en cours – le droit de l’UE encadre toutefois cette hypothèse à travers l’article 31§4 de la directive « Procédures » qui prévoit la possibilité de différer l’examen d’une demande « en raison d’une situation incertaine dans le pays d’origine ». Sous couvert de quelques obligations de réexamens réguliers de la situation et d’information de la Commission, les États peuvent alors suspendre l’examen de la demande durant 21 mois maximum – le délai normal d’examen d’une demande étant de 6 mois.

Ce sont semble-t-il ces dispositions, auxquelles renvoie l’article R531-6 du CESEDA, qui fondent l’annonce du Ministère de l’intérieur français d’une « suspension » de l’examen des demandes d’asile syriennes – oubliant toutefois de préciser à cette occasion que l’Ofpra, supposément indépendant, est seul à même de prendre ce type de décision.

Concernant, ensuite, les Syriens ayant d’ores et déjà obtenu une protection internationale, celle-ci ne peut cesser que selon des conditions strictement prévues, tant par la Convention de Genève (art. 1C) que par le droit de l’Union européenne (articles 11 et 16 de la directive « Qualification ») : au-delà du cas de celles et ceux qui décideraient de rentrer d’eux-mêmes, ce qui est en soi un motif de cessation, seul un « changement de circonstance », que le droit de l’Union qualifie de « significatif et non provisoire », dans le pays d’origine peut justifier une décision de cessation. La jurisprudence est attentive au respect de ces critères, et ne reconnaît un tel changement que si l’État d’origine s’est doté « d’un système judiciaire effectif permettant de déceler, de punir et de sanctionner toute violation grave des droits fondamentaux de l’homme qualifiable d’acte de persécution » (voir CNDA, 25 mai 2018, M.L., n°17047809 C+ et CJUE, 2 mars 2010, Abdulla, aff. C-175/08).

Ces conditions sont-elles remplies aujourd’hui concernant les Syriens ?

Il est évidemment beaucoup trop tôt pour dire aujourd’hui, quelques jours après le changement de régime, qu’un tel changement « significatif et durable » serait advenu en Syrie ! Lorsque tel sera le cas – ce que les Syriens sont vraisemblablement les premiers à souhaiter – alors une décision de cessation pourra intervenir, laquelle peut être collective (pour tous les Syriens protégés), mais doit néanmoins réserver la possibilité de maintenir la protection à celles et ceux qui auraient subi par le passé des persécutions d’une exceptionnelle gravité (art. 11§3 et 16§3 de la directive « Qualification »). Au regard des images que l’on découvre des prisons syriennes et des tortures qui y ont été pratiquées, l’hypothèse ne sera probablement pas isolée.