Par Gérard Cahin, professeur émérite de l’Université Paris Panthéon-Assas

Dans quel contexte cette première attaque directe contre Israël survient-elle ?

Si l’Iran, où vivait la plus forte communauté juive du Moyen-Orient, fut en 1950 le deuxième pays musulman après la Turquie à reconnaître l’Etat d’Israël et à entretenir avec lui une importante coopération économique et militaire, l’instauration de la République islamique en 1979 a mis fin à toute relation officielle avec lui. Suite à l’invasion israélienne du Liban en 1982pour faire cesser les attaques palestiniennes, l’Iran a soutenu la création du mouvement chiite Hezbollah qui s’est implanté dans le sud du pays pour lancer ses roquettes sur Israël, et organiser avec son parrain des attentats à l’étranger contre les intérêts juifs et ceux de l’« entité sioniste », qui doit être détruite grâce à l’arsenal nucléaire que met au point Téhéran.

A partir de 2013, le soutien militaire du Hezbollah et de l’Iran au régime de Bachar al-Assad a conduit Israël à mener en Syrie des centaines de frappes contre leurs forces respectives. Mais c’est l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023, lui aussi armé par l’Iran, suivie de la riposte israélienne massive dans la bande de Gaza, qui ont marqué un palier décisif dans l’intensification de l’affrontement entre les deux Etats. Un affrontement à distance, via l’ « axe de la résistance » formé par les proxys que l’Iran incite à harceler Israël à partir des Etats voisins. Répliquant dans un premier temps aux attaques de tous ces groupes armés en visant des responsables et installations militaires d’importance moyenne au Liban, en Syrie et en Iraq, Israël a pris, dans un second temps, l’initiative pour frapper de plus en plus en profondeur du pays et élever le niveau des cibles matérielles et humaines. L’Iran se borne pour sa part à renforcer ses affidés en évitant de s’impliquer directement, jusqu’à ce que le raid sur son consulat de Damas lui fasse perdre ce qu’elle appelle sa « patience stratégique ».

L’attaque iranienne relève-t-elle de la légitime défense ?

Selon l’Iran, l’attaque « Promesse honnête » des 13-14 avril est « une mesure prise dans le cadre de la légitime défense, tel qu’énoncé à l’article 51 de la Charte des Nations Unies, et en réponse aux agressions militaires récurrentes d’Israël, notamment son attaque armée du 1er avril 2024 contre des locaux diplomatiques iraniens » (CS/15660, 14 avril 2024).

Soutenu par la Malaisie, la Fédération de Russie et la Chine lors du débat au Conseil de sécurité réuni le 14 avril à la demande d’Israël, l’argument n’a suscité aucun commentaire des Etats membres du G7 qui ont en revanche exprimé leur « solidarité et plein soutien » à ce dernier et leur engagement à s’opposer à « de nouvelles initiatives de déstabilisation » par l’Iran. Les Etats-Unis et le Royaume-Uni ainsi que l’Union européenne ont quant à eux décidé d’emblée de nouvelles sanctions ciblant individus et entités impliqués dans les industries de drones et missiles.

En mobilisant, avant et après l’attaque israélienne, la rhétorique de la « punition », la République islamique entretient cependant le doute sur la crédibilité de son motif, alors même que les conditions d’exercice de la légitime défense semblent lui fournir une base plus solide.

Capitale pour distinguer, selon le vocabulaire du droit de la responsabilité internationale de l’Etat, les deux types de contre-mesures que sont la légitime défense, licite, et les représailles, illicites si armées, la condition d’immédiateté de la riposte n’exige pas une précipitation impropre à l’organiser. La petite quinzaine de jours mise par l’Iran à réagir s’explique ainsi par la complexité d’une opération appelant planification, exercices sur sites et simulations. Dans cette guerre à distance d’intensité croissante, le raid israélien ne pouvait par ailleurs qu’être perçu par Téhéran comme un point de rupture inédit l’appelant à faire cesser la menace ou à tout le moins dissuader Israël d’aller plus loin encore. La proportionnalité entre ces objectifs et les dommages causés pourrait même être adjugée à l’Iran, tant au vu de la « nature légitime de la cible » (Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique),CIJ,arrêt du 6 novembre 2003, § 74), une base aérienne dans le désert du Néguev, peu peuplé, d’où sont partis pour Damas les F35, que de l’écart criant entre l’importance des dommages recherchés et l’absence de dégâts majeurs et pertes humaines : 99% des drones et missiles ont été détruits ou interceptés en vol par Israël, les forces occidentales déployées en mer ou dans les Etats limitrophes et des pays arabes sunnites. Encore faut-il que le raid israélien soit légalement constitutif d’une agression armée/armed attack, condition sine qua non de légitime défense.

Le raid israélien est-il constitutif d’un acte d’agression ?

Il peut être utilement comparé à la destruction par l’aviation israélienne du quartier général de l’OLP à Tunis : le Conseil de sécurité a « condamn(é) énergiquement (cet) acte d’agression » perpétré en violation de « la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Tunisie » et qui, aussitôt « revendiqué par le gouvernement israélien (…), a causé de nombreuses pertes en vies humaines (50 Palestiniens et 18 Tunisiens) et des dégâts matériels considérables » (S/RES/ 573 (1985), 4 octobre 1985).

L’attaque sur le consulat iranien comporte certaines différences appréciables. La première est qu’elle n’a jamais été revendiquée par Israël. La deuxième est plus déterminante. Une agression est en effet d’abord un « emploi de la force armée par un Etat contre la souveraineté, l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un autre Etat » identifié (A/RES/3314 (XXIX), 14 décembre 1974, article 1). C’est le cas de la Tunisie dans l’exemple cité. L’Iraq s’est aussi estimé agressé par les Etats-Unis après que le missile lancé le 3 janvier 2020 aux environs de Bagdad pour assassiner le général iranien Qassem Soleimani a tué le chef des Kataeb Hezbollah rattachées aux forces armées iraquiennes. La Syrie dont la souveraineté n’est ici pas moins violée n’a rien exprimé de tel.

Quant à l’Iran, il pouvait difficilement soutenir que les opérations antérieures d’Israël contre ses proxys à l’étrangerportaient atteinte à son indépendance politique ou son intégrité territoriale. En qualifiant d’« attaque contre notre sol » celle du consulat de Damas, le Guide suprême Ali Khameneï mobilise une théorie de l’ex(tra)territorialité des ambassades unanimement répudiée. L’Iran n’en est pourtant pas moins directement frappé cette fois dans un attribut de sa souveraineté. Hautement symbolique, la nature de la cible ne doit pourtant pas être surestimée : l’attaque israélienne s’inscrit dans une politique rôdée d’assassinats ciblés interdits par le droit international, et la réunion des hauts gradés de la Force Al Qods à l’intérieur d’un local consulaire, dans une pratique courante pour l’Iran de brouillage entre représentations diplomatiques et opérations militaires.

Il reste que le bombardement d’un consulat, quand bien même ici d’une moindre gravité, sinon opérationnelle du moins matérielle et humaine, que le raid sur Tunis, n’est à l’évidence pas l’un de ces « incidents » militaires participant des « modalités moins brutales » d’emploi de la force que ses « formes les plus graves », seules constitutives d’agression armée (Plates-formes pétrolières,§ 64). A celle-ci peut d’ailleurs équivaloir, à force de répétition, un cumul d’attaques opportunément invoqué par l’Iran (id., § 62).
La gravité de l’attaque est en toute hypothèse affaire d’appréciation, aussi délicate que décisive. En effet, selon la définition de l’agression donnée par l’Assemblée générale, non obligatoire en tous ses éléments, elle est l’une des « circonstances pertinentes » que le Conseil de sécurité pourrait considérer pour conclure qu’un Etat « agissant le premier » n’a pas commis un acte d’agression (article 2). Or, aisé à désigner dans le cas d’école de l’invasion de l’Ukraine, ce « premier » l’est moins dans un conflit opposant depuis des années un État à des groupes armés qu’un autre État soutient sans franchir nécessairement le seuil exigeant permettant de lui attribuer à son tour une agression indirecte.

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Les « actions de légitime défense et de contre-mesures de l’Iran sont terminées, et l’affaire peut être considérée comme close (…) sauf si le régime israélien commet une nouvelle erreur », ont déclaré ses représentants le 14 avril. Les tirs israéliens non dommageables de petits drones à proximité des sites nucléaires iraniens, le 19 avril, sont à cet égard des actes de représailles très modestes et perçus comme tels par Téhéran. La guerre indirecte peut reprendre… Reste à savoir si les deux parties, étant désormais convenues de la possibilité d’un affrontement direct mais contenu, auront la sagesse de ne pas en réitérer l’expérience.