Par Didier Rebut, Professeur à l’Université Paris-Panthéon-Assas, Directeur de l’Institut de criminologie et de droit pénal de Paris, Membre du Club des juristes

Dans quel cadre ces deux arrêts ont-ils été rendus ?

Ces deux arrêts concernent deux affaires différentes, même si elles portent l’une et l’autre sur les attaques au gaz chimique en Syrie pendant la guerre civile qui a débuté en 2011.

L’affaire ayant donné lieu au mandat d’arrêt contre Bachar al-Assad a pour origine la plainte en mars 2021 de plusieurs associations et de survivants franco-syriens d’attaques chimiques ayant eu lieu en août 2013. Elle était a priori fondée sur la compétence personnelle passive qui donne compétence à la loi pénale française pour les crimes commis à l’étranger contre des ressortissants français. Une information judiciaire a été ouverte en avril 2021. Les juges d’instruction ont décerné en novembre 2023 un mandat d’arrêt des chefs de complicité de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre contre Bachar al-Assad alors qu’il était Président de la République de Syrie. Ce mandat d’arrêt, qui a parfois été faussement présenté comme un mandat d’arrêt international, a fait l’objet d’une requête en nullité par le Parquet national antiterroriste (PNAT) qui est le ministère public ayant compétence pour les crimes de génocide, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. Le PNAT soutenait que la qualité de chef d’État de Bachar al-Assad faisait obstacle à l’émission d’un mandat d’arrêt contre lui en application de l’immunité personnelle des chefs d’État et de gouvernement. Il faut rappeler que l’immunité personnelle profite à la personne à raison de sa qualité et n’est, à ce titre, pas dépendante d’une condition tenant aux actes accomplis par celle-ci. C’est l’immunité qui est accordée aux ambassadeurs dont aucun acte public ou privé ne peut être déféré devant les juridictions de l’État étranger où ils exercent leurs fonctions. C’est cette même immunité qui est reconnue aux chefs d’État et de gouvernement, lesquels ne peuvent pas être attraits devant les juridictions d’un État étranger.

L’analyse du PNAT s’appuyait sur la jurisprudence de la Cour de cassation qui a toujours considéré que les chefs d’État étrangers bénéficient d’une immunité personnelle qui interdit de les poursuivre en France. C’est ce qui a conduit la chambre criminelle, par exemple, à refuser que des poursuites puissent être engagées contre le Président de la République d’Égypte. La requête en nullité du PNAT contre le mandat d’arrêt décerné contre Bachar Al-Assad a été rejetée par la chambre de l’instruction de Paris dans un arrêt du 26 juin 2024 au motif que les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre ne relèvent pas de l’exercice normal des fonctions d’un chef d’État et n’entrent pas, dans ces conditions, dans le champ d’application de l’immunité personnelle des chefs d’État. Partageant la position du PNAT, la procureure générale près la Cour d’appel de Paris a formé un pourvoi en cassation contre cet arrêt. L’importance de la question posée a conduit le Premier président de la Cour de cassation à ordonner le renvoi du pourvoi devant l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, laquelle a rendu son arrêt le 25 juillet dernier.

La seconde affaire concerne des poursuites en application de la compétence personnelle active contre l’ancien directeur de la Banque centrale syrienne qui a la double nationalité syrienne et française. Celui-ci a notamment été mis en examen pour complicité de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Il a formé un pourvoi en cassation en opposant qu’il avait agi dans l’exercice de ses fonctions de directeur de la Banque centrale de Syrie, de sorte qu’il bénéficiait de l’immunité fonctionnelle des agents d’État. Il faut rappeler que l’immunité fonctionnelle s’entend de celle qui est applicable aux actes accomplis pour le compte d’un État, ce qui interdit précisément à un autre État de les juger. Elle profite aux auteurs de ces actes du fait de leur nature d’actes relevant de la souveraineté de l’État concerné. En revanche, ces auteurs ne bénéficient d’aucune immunité pour les actes qui n’entrent pas dans leurs fonctions d’agent d’État. C’est sur ce fondement que la Cour de cassation a, par exemple, rejeté les poursuites qui avaient visé l’agence maltaise d’attribution du pavillon dans l’affaire du naufrage de l’Erika. À l’inverse, c’est parce que les actes poursuivis n’entraient pas dans ses fonctions que la Cour de cassation a validé la condamnation pour blanchiment de l’ancien ministre de l’agriculture et des forêts de la Guinée équatoriale. Cette affaire a été renvoyée à la même audience que celle portant sur le mandat d’arrêt visant Bachar al-Assad ; elle a fait l’objet du second arrêt rendu par l’Assemblée plénière le 25 juillet.

Quelles solutions la Cour de cassation a-t-elle retenues ?

Dans la première affaire, l’Assemblée plénière a annulé le mandat d’arrêt contre Bachar al-Assad au motif que celui-ci bénéficiait de l’immunité personnelle de juridiction des chefs d’État quand il a été décerné. L’Assemblée plénière s’est fondée sur le droit international dont elle a constaté qu’il n’apporte pas d’exception à l’immunité des chefs d’État. Elle a aussi relevé qu’il en allait de même pour la coutume internationale. Elle a en outre rappelé que les conditions de validité d’un mandat d’arrêt s’apprécient au jour de son émission, de sorte qu’il était indifférent que Bachar al-Assad ait postérieurement perdu sa qualité de chef d’État. Cette annulation donne raison au PNAT contre les juges d’instruction, la chambre de l’instruction et les associations plaignantes qui soutenaient que l’immunité personnelle des chefs d’État ne s’appliquait pas en cas de poursuites pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Outre que cette analyse s’opposait à la jurisprudence constante de la Cour de cassation, elle méconnaissait aussi le droit international selon lequel l’immunité personnelle des chefs d’État demeure générale, lesquels ne peuvent pas être poursuivis devant les juridictions d’un autre État alors qu’ils exercent leurs fonctions. Aussi pouvait-on s’attendre à cette cassation.

Dans la seconde affaire, l’Assemblée plénière a rejeté le pourvoi en cassation en faisant valoir que l’immunité fonctionnelle ne s’applique pas aux agents d’État poursuivis pour crimes contre l’humanité ou crimes de guerre. Elle a donc validé la mise en examen prononcée contre l’ancien directeur de la Banque centrale syrienne.

Si elle avait précédemment refusé d’apporter des exceptions à l’immunité fonctionnelle des agents d’État, la Cour de cassation n’avait jamais examiné cette question par rapport aux qualifications de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Elle a fait état, d’une part, d’arrêts du Tribunal fédéral suisse et de la Cour fédérale de justice allemande ayant considéré que l’immunité fonctionnelle ne s’appliquait pas en cas de poursuites pour crime de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Elle a relevé, d’autre part, que les législations espagnole, autrichienne et allemande excluent les crimes de génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre du champ d’application d’une immunité fonctionnelle. Ces exemples l’ont conduite à déduire l’existence d’une pratique significative des États écartant l’immunité fonctionnelle en cas de crimes internationaux et à conclure à une évolution de la coutume internationale définissant un nouvel équilibre entre les immunités fonctionnelles et la lutte contre l’impunité. Ayant expressément énoncé que la Cour de cassation entendait s’associer à ce mouvement, l’Assemblée plénière a validé la mise en examen pour complicité de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre contre l’ancien directeur de la Banque centrale syrienne. Cette solution constitue une évolution de la jurisprudence de la Cour de cassation, puisque celle-ci n’avait jamais apporté d’exceptions à l’immunité fonctionnelle bénéficiant aux organes et entités constituant l’émanation d’un État et aux agents d’État. Comme la Cour de cassation l’a elle-même énoncé dans son arrêt, cette évolution s’inscrit dans une tendance qui s’observe internationalement d’exclusion des crimes internationaux du champ d’application de l’immunité fonctionnelle. Aussi pouvait-on s’attendre à cette correction de sa jurisprudence.

Il convient cependant de relever que l’Assemblée plénière a expressément limité sa solution au crime de génocide, aux crimes contre l’humanité et aux crimes de guerre, de sorte que l’immunité fonctionnelle continue a priori d’être applicable à l’ensemble des autres infractions, y compris le crime de torture et le crime de disparition forcée alors que ceux-ci participent de la catégorie des crimes internationaux. Il s’ensuit que cette solution ne contredit pas, par exemple, l’arrêt qui a été rendu à propos de l’ancien Président des États-Unis George W Bush pour lequel la Cour de cassation avait considéré qu’il bénéficiait d’une immunité fonctionnelle faisant interdiction aux juridictions pénales françaises de le poursuivre du chef de tortures qui auraient été commises à Guantanamo.

Quelles sont les conséquences de ces deux arrêts sur ces affaires ?

S’agissant des poursuites contre Bachar al-Assad, l’Assemblée plénière a annulé le mandat d’arrêt décerné en novembre 2023 puisque celui-ci était alors Président en exercice de la République arabe syrienne, ce qui interdisait aux juridictions pénales françaises de le poursuivre. L’Assemblée plénière a cependant expressément précisé que l’immunité personnelle des chefs d’État est limitée à la durée de leur mandat et qu’à l’issue de celui-ci, ils bénéficient seulement d’une immunité fonctionnelle qui les protège pour les seuls actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions. Cela l’a conduite à faire le lien avec l’arrêt rendu dans l’affaire concernant l’ancien directeur de la Banque centrale syrienne pour indiquer, conformément à ce qu’elle a jugé dans cet arrêt, que l’immunité fonctionnelle d’un agent d’État, qui est celle-là même d’un ancien chef d’État, ne s’applique pas à des poursuites pour crime de génocide, crimes contre l’humanité ou crimes de guerre. Aussi a-t-elle conclu que son annulation du mandat d’arrêt décerné contre Bachar al-Assad « est sans incidence sur la validité d’un mandat d’arrêt délivré postérieurement à la perte de la qualité de chef d’État en exercice ». Le PNAT a en ce sens requis l’émission d’un nouveau mandat d’arrêt contre Bachar al-Assad trois jours après l’arrêt de l’Assemblée plénière. Celui-ci sera parfaitement valable, puisqu’il visera les qualifications de complicité de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre à l’encontre d’un ancien chef d’État ayant perdu son immunité personnelle et alors que son immunité fonctionnelle ne concerne pas ces qualifications. 

S’agissant des poursuites contre l’ancien directeur de la Banque centrale syrienne, celles-ci sont validées pour les mêmes qualifications de complicité de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre, puisqu’il ne bénéficie d’aucune immunité alors même qu’il a agi en qualité d’agent de l’État syrien.