Bachar Al-Assad sera-t-il un jour jugé en France ?
Bachar Al-Assad, ancien président de la Syrie déchu le 8 décembre 2024, est aujourd’hui visé par plusieurs mandats d’arrêts émanant de juges français pour des crimes internationaux commis en Syrie durant son mandat. Alors que ce dernier ne peut être poursuivi devant la Cour pénale internationale, quel avenir judiciaire pour lui en France, au moment où les premières condamnations de hauts dignitaires syriens essaiment en Europe ?

Par Delphine Brach-Thiel, Maître de conférences HDR à l’Université de Lorraine.
Qu’est-ce que le conflit syrien et que reproche-t-on à l’ancien chef d’Etat, Bachar El-Assad ?
Déclenché en 2011 après la répression sanglante de manifestations antigouvernementales, le conflit en Syrie a fait plus de 500.000 morts et a morcelé le pays. Bachar Al-Assad – ex-chef d’Etat en exercice jusqu’en décembre 2024 – est accusé de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Si le dossier syrien est actuellement l’un des mieux documentés sur le terrain probatoire, il convient de souligner le rôle central du Mécanisme international, impartial et indépendant (IIIM) pour la Syrie crée en 2016. Il s’agit d’un mécanisme de collecte de preuves des Nations-Unies, chargé de recueillir la documentation, de la préserver et de la partager avec différentes juridictions. Le Mécanisme a apporté un soutien direct dans plus de 200 enquêtes sur des personnes responsables des crimes les plus graves du droit international commis en Syrie. Des documents concordants et des schémas récurrents permettent à l’IIIM de conclure que les différentes branches du système de répression mis en place par le gouvernement syrien se sont coordonnées et ont utilisées la torture de manière systémique. Le régime syrien était un régime bureaucratique documentant fort bien ses exactions. Sur cette scène de crime à l’échelle d’un pays tout entier, la commission de crimes internationaux est reprochée à Bachar Al-Assad.
Il fait l’objet d’un premier mandat d’arrêt délivré le 14 novembre 2023 par des juges parisiens pour des attaques chimiques commises en 2013. Selon des estimations du renseignement américain, elles firent, le 5 août, 450 blessés et, le 21 août, 1000 morts avec l’utilisation de gaz au sarin. Si la Cour d’appel de Paris a confirmé, le 5 juin 2024, la validité du mandat au motif de l’inapplicabilité d’une immunité personnelle en matière de crimes internationaux, le Parquet national anti-terroriste (PNAT) a formé un pourvoi en cassation contre cette décision, estimant au contraire que le chef d’Etat en exercice en bénéficie. La Cour de cassation se prononcera le 26 mars 2025.
Depuis, Bachar Al-Assad est visé par un nouveau mandat d’arrêt délivré par deux juges français le 20 janvier 2025 pour le bombardement d’une zone d’habitations civiles le 7 juin 2017 qui entraîna notamment le décès d’un ancien professeur de nationalité franco-syrienne. En tant que chef d’Etat, il était le supérieur hiérarchique de l’armée lors du bombardement et fait ainsi l’objet de poursuites pour complicité de crime de guerre. Le PNAT estime que, n’étant plus président en exercice depuis décembre 2024, il ne bénéficie plus de cette immunité personnelle.
Pourquoi ce mandat est-il émis par la justice française et non par une juridiction internationale ?
Que l’on soit dans le cadre d’un conflit armé ou non armé ou que ce conflit ait cessé, le droit international humanitaire doit être la boussole et les actes constitutifs de crimes internationaux doivent être jugés. Si ces crimes ont vocation à être jugés par la Cour pénale internationale – juridiction permanente créée par le Statut de Rome du 17 juillet 1998 – l’article 1er dudit Statut énonce comme une évidence un principe de complémentarité entre la juridiction internationale et les juridictions nationales étatiques. Autrement dit, il n’est pas de trop que les juridictions nationales se saisissent des crimes internationaux, notamment commis à l’étranger. La Syrie n’ayant pas ratifié le Statut de Rome, son ancien chef d’Etat ne pourra y être jugé. Ne reste aujourd’hui que les juridictions étatiques sur le fondement de leur compétence qualifiée d’universelle ou d’une compétence personnelle passive quand une victime est un national. Nous concernant, il faudra démontrer, dans la première hypothèse, que la personne poursuivie réside habituellement sur le territoire de la République et, dans la seconde hypothèse, qu’une victime directe de l’infraction est de nationalité française. Quelque 24 procédures sont actuellement en cours en France concernant les crimes imputés à l’ancien régime syrien.
Quant aux autres alternatives purement théoriques, serait envisageable la création d’une juridiction pénale ad hoc sur le modèle du TPIY ou du TPIR – qui ont respectivement connus des crimes internationaux commis en ex-Yougoslavie à partir de 1991 et au Rwanda en 1994 – ou une juridiction hybride sur le modèle de la Sierra Leone. Enfin, alors que les crimes ont eu lieu en Syrie, on peut raisonnablement estimer que la justice syrienne n’est pas en mesure à court ou moyen terme de rendre la justice, le pays étant entièrement à reconstruire.
Quelles sont les perspectives concernant les mandats d’arrêts délivrés en France contre Bachar Al-Assad ?
Actuellement réfugié en Russie, Bachar Al-Assad n’a rien à craindre physiquement concernant la délivrance de ces mandats. La Russie est un Etat souverain et seule une procédure d’extradition permettrait la remise de l’ancien chef d’Etat à la France : la Russie devrait faire droit à une demande française, ce qui est hautement improbable. Néanmoins, Bachar Al-Assad pourrait être jugé en son absence devant une cour d’assises française, d’où la question sensible des immunités de juridiction des chefs d’Etat – en exercice ou non – qui s’apparente à un vieux serpent de mer.
Si la Cour pénale internationale n’hésite plus à délivrer des mandats d’arrêt contre des chefs d’Etats, le principe de l’immunité de juridiction s’oppose – jusqu’à présent – à des procès devant des juridictions étatiques. Outil classique du droit international, les immunités -qu’elles soient personnelles ou fonctionnelles – sont depuis toujours mises en avant pour s’opposer à des poursuites pénales devant des juridictions étatiques étrangères. L’immunité personnelle protège un chef d’Etat pendant toute la durée de son mandat pour tout acte qu’il aurait commis, de nature publique ou privée. L’immunité fonctionnelle protège les actes accomplis au nom et pour le compte de l’Etat et perdure après la cessation des fonctions.
La question est aujourd’hui celle de leur pertinence lorsqu’un chef d’Etat est accusé de la commission d’un crime international : crime contre l’humanité, crime de guerre ou génocide. La Cour d’appel de Paris a ainsi estimé que les crimes internationaux « ne peuvent être considérés comme faisant partie des fonctions officielles d’un chef de l’Etat. En conséquence, ils sont détachables de la souveraineté naturellement attachée à ses fonctions ». Dans une décision à venir, la chambre criminelle de la Cour de cassation donnera le « là » pour l’avenir concernant les poursuites pénales pour des crimes internationaux. Son audace – attendue – aura un effet qui dépassera le cadre de nos frontières. Question majeure qui préoccupe bon nombre d’Etats européens.