Par Malo Depincé, Directeur du Laboratoire Innovation Communication et Marché, Professeur en droit privé
L’annonce se voulait forte samedi soir 17 septembre dernier. Dans un entretien accordé au journal Le Parisien, sans doute préparé rapidement l’après-midi même, la Première Ministre annonçait à titre exceptionnel et pour le seul secteur des carburants une levée de l’interdiction de la revente à perte. Une annonce bientôt contredite par le Président de la république lors de son interview du 24 septembre sur TF1 et France 2. « La vente à perte ne sera pas dans le texte présenté mercredi en Conseil des ministres : elle restera comme menace », a-t-il ainsi lancé. En contrepartie, il a indiqué vouloir « demander aux enseignes de vendre à prix coûtant, et donc qu’elles ne fassent pas de marge ». 

La mesure était présentée comme le fruit d’une concertation, elle n’a pourtant pas été suivie par les acteurs concernés. Rappelons les enjeux avant de développer la problématique spécifique de la revente à perte. En période d’inflation et de forte angoisse des français pour leur pouvoir d’achat, il s’agissait de démontrer que le gouvernement agissait et ce sur un produit essentiel, dans un secteur où le poids de l’opposition éventuelle à la mesure (par ceux qui seraient chargés de la mettre en œuvre) serait politiquement moins risqué. L’idée : faire peser la baisse des prix sur les distributeurs ou les producteurs, ce qui pouvait sembler politiquement moins propice à des contestations ou à des manifestations qu’une tentative de baisse des prix alimentaires, par exemple (avec un risque de répercussion sur le prix payé aux agriculteurs). L’intention était de faire baisser le prix à la pompe sans réduire les prélèvements obligatoires par l’État (qui cherche aujourd’hui à réduire son niveau d’endettement et ne peut que difficilement réduire ses recettes), alors même que ces derniers représentent l’essentiel du prix payé par le consommateur. Et accorder, donc, une liberté aux distributeurs qui leur était jusqu’ici refusée : revendre à perte. Las, comme toute liberté, son sujet est libre de s’en prévaloir ou non. Les distributeurs, sans exception, ont refusé cette solution.

Particularité française

L’article L. 442-5 du Code de commerce dispose notamment (l’interdiction, relativement ancienne, date de 1963) que « I.-Le fait, pour tout commerçant, de revendre ou d’annoncer la revente d’un produit en l’état à un prix inférieur à son prix d’achat effectif est puni de 75 000 € d’amende. […] » Très complexe à contrôler (sur ces questions et notamment les modalités de calcul du prix d’achat effectif, V. D et N. Ferrier, Droit de la distribution, LexisNexis 2023, n°418 et s.), cette prohibition de principe (il s’agit d’une pratique présumée de manière irréfragable restrictive de concurrence et par conséquent sanctionnée sans qu’il soit besoin de démontrer ses effets néfastes sur le marché), particularité française (ou belge, sans qu’aucun autre État ne connaisse de prohibition similaire et systématique, V. D. Mainguy, M. Depincé et M. Cayot, Droit de la concurrence, LexisNexis 2023, n°195 et s.), est parfois critiquée à la fois pour ce que seraient ses propres conséquences sur la régulation du marché et parce qu’elle peut en outre déjà être sanctionnée au titre d’un abus de position dominante (si une atteinte au marché est démontrée ; sur ces critiques, V. E. Combes, Revente à perte : le spectre du « prix prédateur », Les Echos du 28 juillet 2022 ).

La mesure nécessitait que le Parlement adopte une loi en ce sens, puisque la prohibition est d’origine légale, mais elle supposait surtout pour qu’elle soit suivie d’effets que les « bénéficiaires » de cette mesure se saisissent de cette liberté qui leur était accordée. Ils s’y sont au contraire opposés et le Président de la République, constatant que l’annonce de la Première Ministre resterait lettre morte si la mesure était adoptée, est finalement revenu sur son annonce. Sans véritable pouvoir coercitif, puisqu’en matière de prix le gouvernement ne peut que desserrer les carcans du Code de commerce, il ne pouvait plus que faire appel aux bonnes volontés pour inciter les distributeurs a minima à revendre à prix coûtant, sans perdre d’argent mais sans en gagner non-plus. Nul besoin de modifications législatives alors puisque la vente ou la revente à prix coûtant ne sont aucunement prohibées per se. A moins que ce qui semble une aberration économique (pourquoi refuser un profit, le prix coûtant pouvant être défini comme le prix correspondant au seuil de revente à perte de l’article L. 442-5 du Code de commerce, ni plus, ni moins) ne masque en réalité une pratique commerciale déloyale au sens de l’article L. 121-2 du Code de la consommation (le prix coûtant n’en serait dans les faits pas un si le professionnel réalisait bien une marge), plus généralement un prix dit « d’appel » (sanctionnable au titre du parasitisme si la référence à une marque, connue, n’a pour seul objet que de commercialiser les produits d’un concurrent), ou enfin un « prix abusivement bas » au sens de l’article L. 420-5 du Code de commerce à la condition que cette pratique ait pour objet ou pour effet « d’éliminer d’un marché ou d’empêcher d’accéder à un marché, une entreprise ou l’un de ses concurrents ».

Des prix librement déterminés par le jeu de la concurrence

Dans cette affaire, les initiateurs de la mesure avaient sans doute un peu vite oublié un principe fondamental du droit économique tel que la France l’a construit à partir des années 1980 : « Sauf dans les cas où la loi en dispose autrement, les prix des biens, produits et services relevant antérieurement au 1er janvier 1987 de l’ordonnance n° 45-1483 du 30 juin 1945 sont librement déterminés par le jeu de la concurrence » (Code de commerce, article L. 410-2). Pourtant, en période de crise (et nous pourrions considérer être dans une telle situation), ces dispositions « ne font pas obstacle à ce que le Gouvernement arrête, par décret en Conseil d’Etat, contre des hausses ou des baisses excessives de prix, des mesures temporaires motivées par une situation de crise, des circonstances exceptionnelles, une calamité publique ou une situation manifestement anormale du marché dans un secteur déterminé » (même article).