La pratique du Name and Shame est-elle licite ?
Par Stéphane Gerry-Vernieres, Professeure de droit privé et sciences criminelles à l’Université Grenoble Alpes
Le Name and shame, notamment utilisé par le Ministre de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique pour stigmatiser les entreprises qui ne « jouent pas le jeu » de l’adaptation des tarifs, constitue-t-il une pratique légale ? Le ministre peut-il s’exposer à des sanctions ?
Après avoir annoncé en mai dernier qu’il allait user du name and shame afin de dénoncer les industriels qui refusaient de pratiquer des tarifs appropriés au contexte inflationniste, le Ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, a mis sa menace à exécution le 31 août dernier et a cité plusieurs marques qui ne semblent pas « jouer le jeu » et qui « pourraient faire beaucoup plus ». Ce n’est pas la première fois que le Ministre, comme plus largement des membres du gouvernement, utilise la méthode consistant à citer nommément des entreprises pour dénoncer leur comportement en revendiquant l’utilisation de ce que l’appelle communément name and shame. Ce mécanisme, apparu outre-manche, prend de l’ampleur en France autour d’un leitmotiv – nommer pour dénoncer – tourné vers l’objectif de susciter des comportements jugés plus vertueux.
Le mécanisme du name and shame a-t-il un fondement légal ?
L’activité législative des dix dernières années atteste une faveur pour le procédé du name and shame. Dans une société sensible à l’information, à la communication et à la transparence, le législateur a ainsi pris le parti de renforcer l’arsenal de sanctions autorisant, voire imposant, l’affichage et/ou la diffusion, aux fins de stigmatisation, de sanctions pénales ou administratives. Mais le name and shame se déploie également de manière spontanée en dehors de toute habilitation législative alors même qu’aucune sanction juridique n’a été prononcée. En 2012, l’on se souvient que l’Autorité des marchés financiers s’est saisie, à la suite du Haut Comité de Gouvernement d’entreprise, du procédé pour désigner les sociétés qui ne respectaient pas le code AFEP-MEDEF. C’est encore en dehors des textes, que le name and shame est annoncé ou revendiqué par plusieurs membres du gouvernement après que le président Macron a souligné ses mérites pour identifier les opérateurs qui jouent le jeu et ceux qui ne le jouent pas. Rappelons à titre d’illustration qu’en 2017, la secrétaire d’état chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes avait publié le nom de deux entreprises figurant parmi les dernières d’un classement établi par un spécialiste de la gouvernance responsable au motif de leur retard sur la féminisation de leurs instances. L’initiative du Ministre de l’Économie dans le contexte des négociations tarifaires avec les industriels s’inscrit donc dans cette stratégie politique.
Existe-t-il des garanties pour encadrer la pratique du Name and Shame ?
Le déploiement du name and shame impose de trouver un équilibre entre les intérêts en présence, l’intérêt privé de l’entreprise dont la pratique est dénoncée et l’intérêt collectif poursuivi par celui qui manie le procédé pour dénoncer un comportement jugé critiquable. Cet équilibre suit une ligne de crête particulièrement étroite à l’heure où la liberté d’expression est de plus en plus utilisée à des fins militantes. Les leviers employés varient selon le fondement du name and shame. Lorsque le name and shame est prévu par la loi à titre de sanction, la garantie est assurée par le cadre procédural prévu par les textes dont la mise en œuvre peut, au demeurant, être discutée en justice. C’est ainsi que dans un arrêt du 15 octobre 2020, le Conseil d’État a procédé à un contrôle de proportionnalité approfondi pour justifier une sanction de publication prononcée par l’Autorité de contrôle prudentiel prise en application de l’article L. 612-39 du code monétaire et financier. Par le passé, en 2010, le Conseil constitutionnel s’est prononcé à deux reprises (Déc. n° 2010-41 QPC ; Déc. n° 2010-72/75/82 QPC )sur l’articulation du principe d’individualisation des peines et de la peine complémentaire de diffusion automatique de publicité de la sanction pénale en matière fiscale et de pratiques commerciales trompeuses. Plus récemment, en mars 2023, la Cour européenne des droits de l’homme a retenu, dans une affaire L.B. contre Hongrie que la diffusion des noms de fraudeurs fiscaux prévue par la loi sur un site internet public n’est pas interdite mais qu’elle ne peut être systématique et doit faire l’objet, à chaque fois, d’un examen de nécessité et de proportionnalité.
Lorsque la mesure n’est pas prévue par la loi, l’encadrement du recours au name and shame emprunte des voies différentes. Les entreprises peuvent notamment exercer un droit de réponse ou agir en diffamation et revendiquer un abus de la liberté d’expression. Mais les conditions sont strictes ainsi que l’a rappelé la Cour de cassation en mai 2022 dans le contexte de la libération de la parole des femmes en matière d’infractions sexuelles. Ainsi, en matière de diffamation, lorsque l’auteur des propos soutient qu’il était de bonne foi, il appartient aux juges, qui examinent à cette fin si celui-ci s’est exprimé dans un but légitime, était dénué d’animosité personnelle, s’est appuyé sur une enquête sérieuse et a conservé prudence et mesure dans l’expression, de rechercher si les propos s’inscrivent dans un débat d’intérêt général et reposent sur une base factuelle suffisante.
Un ministre peut-il s’exposer à des poursuites pour ce genre de propos ?
Relevons immédiatement qu’il résulte de l’article 68-1 de la Constitution que la Cour de Justice de la République est la seule juridiction habilitée à juger les plaintes contre les actes ayant la qualification de crimes ou délits accomplis par les ministres dans l’exercice de leurs fonctions. La Cour de cassation a retenu dans un arrêt du 23 décembre 1999 que les délits de presse n’échappent pas à cette règle. Les chances de succès d’une poursuite d’un ministre pour ce genre de propos paraissent toutefois réduites. Si les marques sont stigmatisées c’est pour regretter publiquement qu’elles n’aient pas fait d’effort suffisant, les propos du Ministre, qui s’inscrivent dans le cadre d’un débat d’intérêt général, reposent sur une base factuelle suffisante et s’appuient, qu’on le regrette ou qu’on l’approuve, sur les ressorts de l’ère de la communication. Ils reposent sur un pari consistant à penser que le procédé conduise à un changement d’attitude des entreprises pour soigner leur image et leur réputation. Osons une interrogation : le name and shame ne devrait-il pas être renommé name and change pour que la formule dépasse l’incantation ?