Par Denys de Béchillon, Professeur de droit public à l’Université de Pau, membre du Club des juristes et organisateur du colloque.
Sur la correction politique de ce colloque, seuls seront troublés ceux qui, comme aurait dit Bourdieu, auront manqué de charité herméneutique, c’est-à-dire du minimum syndical de bonne foi interprétative au sujet de ce que nous avons voulu faire. Cela dit, je ne prétends pas à l’objectivité ni à la pureté de la science – je n’ai jamais cru ni à l’un ni à l’autre. Cette rencontre trouve, certes, son origine dans un phénomène observable – une mutation profonde du discours politique ambiant – mais c’est bien la désolation que me cause ce phénomène où vous trouverez le moteur de notre rencontre. Le fait est – subjectif – que je suis douloureusement taraudé par deux interrogations. La première porte sur le souverainisme, au moins dans sa version la plus contemporaine et la plus médiatisée ; la seconde sur le destin de l’État de droit.

Une interrogation effarée sur le souverainisme

Partons donc de ce que je viens d’appeler le « discours politique ambiant ». On se lamente de la confiscation du pouvoir par les élites, l’Europe et les juges. On se donne comme programme de « reprendre le contrôle ». Plus exactement, on veut que le Parlement (re)gagne en puissance, pour faire pièce à l’Élysée et à la technocratie. Dans le même temps, on veut aussi des référendums à tous les étages et un élargissement du périmètre des questions susceptibles d’y être posées. Il est clair, par-dessus le marché, que ces éléments de pensée ne sont pas propres à quelques excités ou à quelques radicaux. Je n’en suis pas moins stupéfié, et ce pour au moins deux raisons :

1) Ce « peuple » à qui l’on veut rendre la main n’a sans doute jamais été plus manipulable, plus désemparé, plus esclave de ses émotions, plus irréfléchi et,
pour tout dire, plus immature. Pour le coup, je ne suis pas le seul à le dire. Tout le monde se lamente à grande échelle de voir se développer les phénomènes
qui rendent raison de mon propos, à savoir :

  • L’effondrement du système éducatif (et donc du discernement général) ;
  • La tyrannie des réseaux sociaux, leur dépendance à la bêtise mais aussi à l’intelligence redoutable de leurs algorithmes, la pression inexorable des fake news et du complotisme général ;
  • Le risque de grandes manipulations politiques hostiles, fabriquées de l’étranger ou non ;
  • Le grand retour de l’aveuglement idéologique, i.e. d’une pensée politique radicale, quasi automatique, fermée à toute forme de doute, manichéenne, clanique, folle de sa croyance en la détention de la vérité.

2) Ce Parlement, à qui l’on veut « rendre » le pouvoir n’avait pas montré depuis longtemps un visage aussi préoccupant :

  • Tout ou presque y est redevenu théâtre, affrontement de postures figées et appelées à le rester. Les conditions de possibilité du consensus, voire du compromis y disparaissent graduellement – et ça ne semble pas près de s’arranger ;
  • La France a perdu (ou voulu perdre) la mémoire de ce qu’est un régime d’assemblée comme des raisons qui avaient fait fuir dans l’autre sens et inventer en 1958 une Constitution où le parlementarisme serait enfin« rationalisé », histoire de redonner au pays un peu de maîtrise sur son destin.

Qu’on le veuille ou non, il y a de quoi s’inquiéter. D’autant que, sur l’état mental des populations comme sur les avancées du parlementarisme, je ne vois pas monter au front des cohortes d’intellectuels préoccupés par les inconvénients qu’il pourrait y avoir à injecter une énorme dose de puissance politique à des acteurs aussi versatiles et aussi manifestement mal équipés pour en user.

Plus j’entends et plus je lis les souverainistes, de droite ou de gauche, plus je suis fasciné par les capacités de déni dont ils font montre. On n’entrevoit aucun doute chez eux. Jamais. Ils nous racontent des choses très savantes(voire, plus exactement, très péremptoires) sur l’ordre des causes du désarroi français – la mondialisation, la trahison du traité de Lisbonne, la faillite des élites et leur incapacité à entendre la voix du pays…. Mais tout reste prudemment dans le registre de la rétrospection analytique. Nul, ou peu s’en faut, ne se demande vraiment si les conditions de possibilité d’une non-catastrophe sont réunies dans l’hypothèse où l’on donnerait pour de bon les clés du camion à ce peuple-ci, compositeur de ces assemblées-là, en cet instant précis de notre aventure collective.

La vérité est que les souverainistes se réfugient derrière le mot « démocratie »pour déqualifier toute discussion a priori sur les conséquences pratiques de leur grand crédo, mais qu’ils s’en tiennent là, l’air grave, voire offusqué ; comme si de rien d’autre n’était ni n’était digne de considération.

C’est d’autant plus fascinant que nous ne manquons pourtant pas de signaux d’alerte. Voyez le Brexit, voyez ce qui est arrivé au parti républicain aux États-Unis, voyez la réélection possible de Trump, l’évolution de la Pologne, de la Hongrie, ce qui se passe un peu partout en occident… Y compris en Israël avec les projets de réforme de la Cour suprême. Bien sûr que nos peuples sont redevenus inquiétants ! Mais tant pis. Pertes et profit. On tirera une autre fois les leçons de cet état de fait. Ou pas…

La première raison de ce colloque git donc dans mon effarement devant cette occultation de la réalité ou, si l’on préfère, dans ce qui m’apparaît comme un renoncement général à la lucidité.

À cela s’ajoute – mais on y reviendra longuement grâce à l’expérience de nombre de nos orateurs, ce qui me dispense d’y insister à ce stade – la formidable dose de fantasmes en cours sur ce qu’est ou sur ce que pourrait être l’exercice véritable de la souveraineté. Pour qui ne se refuse pas à aller voir ce qui se passe pour de bon dans la pratique, il y a des milliers de raisons de douter que « Le Politique » puisse tant que ça décider quoi que ce soit avec la latitude que revendiquent nos tenants de la « reprise de contrôle ». À la vérité, dans ce domaine, on fait rêvasser les foules avec d’immenses boniments. Legrand soir promis n’arrivera jamais – en tout cas pas sans de tout aussi immenses désastres – parce qu’il ne peut pas arriver, les choses étant ce qu’elles sont en termes de latitude budgétaire, de manœuvrabilité des comportements économiques et sociaux, de contraintes géostratégiques, d’efficacité possible des politiques à court terme, d’aléa sanitaire ou environnemental, etc. Mais nos souverainistes de tout poil n’en disent globalement rien qui dépasse le stade du « Yaka ».

Une interrogation inquiète sur l’avenir de l’État de droit

On voit apparaître ces temps-ci une grande hostilité à l’État de droit. Bien sûr, quand on veut reprendre la main, faire tomber les contraintes, il faut bien que ce soit au détriment de quelque chose. Or, visiblement, ce quelque chose, c’est l’État de droit – la tectonique de l’État de droit, c’est-à-dire : 1) l’ensemble des règles les plus élevées dans la hiérarchie des normes – la Constitution et les traités internationaux, en ce compris l’ensemble du droit européen – ; 2) la galaxie des juges mandatés pour faire respecter ces règles supérieures –Conseil constitutionnel, CEDH, CJUE, mais aussi les juges « ordinaires »,judiciaires et administratifs.

La dénonciation du « gouvernement des juges » n’est pas nouvelle. Ce qui l’est bien plus, c’est le périmètre de cette hostilité. Il a gonflé dans des proportions formidables, et surtout de la part d’adversaires que l’on n’attendait pas.

À gauche, il n’est pas anecdotique qu’une cinquantaine d’intellectuels – dont certains de fort statut – aient pris, en 2018, l’initiative d’une tribune dans Le Monde pour proposer une révision de la Constitution destinée à assujettir au « bien commun » le droit de propriété et la liberté d’entreprendre. Il s’agissait de protester contre une série de décisions du Conseil constitutionnel qui avaient eu le tort de maintenir l’égalité de valeur juridique entre ces droits-là et ceux – plus écologiques et plus sociaux – qui avaient la préférence (politique)des signataires de ladite tribune (« Bien commun : Une réforme sage et mesurée de notre Constitution est devenue une urgence », Le Monde du 29mai 2018). En substance, il fallait que les juges se fassent les agents du primat inconditionnel de la raison écologico-sociale, quitte à nous faire perdre le plus central des équilibres constitutionnels : la nécessité de toujours concilier les droits (« de droite ») de 1789 avec ceux (« de gauche ») de 1946 et ceux(environnementalistes) de 2004, afin qu’il y en ait pour tous et pour tout le monde dans la maison commune. C’était – en gros – aussi irréfléchi qu’irresponsable, mais ça n’a pas affolé grand-monde.

À droite, un coup très fort est récemment venu des Républicains et des arguments de campagne qu’ils ont développés depuis la primaire pour la désignation de leur candidat à l’élection présidentielle. Plusieurs d’entre eux sont en effet arrivés avec – à quelques nuances près – les mêmes idées que l’on peut ainsi résumer :

  • Les problèmes inhérents à l’immigration sont largement liés au surarmement juridique dont elle bénéficie – et donc au désarmement politique dans lequel nous serions condamnés de ce fait.
  • Les juges ont tiré du droit international et européen un pouvoir immense, démultiplié par leur activisme interprétatif, dont résulte l’impossibilité dans laquelle nous sommes de réguler vraiment les flux migratoires : le droit d’asile est une passoire, le droit au regroupent familial un boulevard démographique, la quasi-interdiction d’exécuter tout de suite les OQTF la matrice d’un renoncement au respect de la loi, l’érection de la fraternité en principe constitutionnel une énorme cerise sur le gâteau…
  • Tout ça, ou presque, repose sur l’article 55 de la Constitution. Il place les traités au-dessus des lois et des décrets. C’est lui qui permet indirectement aux juges d’en écarter l’application là où ils contreviennent d’une manière ou d’une autre aux règles internationales ou européennes, lesquelles sont effroyablement laxistes. Partant, il faut s’attaquer à cet article, soit en ne le respectant pas – on a vu apparaître l’idée d’un moratoire – , soit en le modifiant pour lui donner des limites au nom des intérêts supérieurs de la France.

Comme vous savez, ces idées ont trouvé un puissant second souffle ces derniers temps, puisqu’elles sont au cœur de la grande interview que Laurent Wauquiez a donnée au Point le 10 mai 2023, puis du fameux « chiche » lancé dans le 21 mai 2023 au gouvernement par Eric Ciotti, Bruno Retailleau et Alain Marleix dans les colonnes du Journal du dimanche.

Le fait est que la rhétorique de l’hostilité à l’État de droit a débordé de son lit naturel. Elle était étrangère au registre de l’acceptable dans les partis dits de gouvernement (en tout cas comme ligne générale au-delà du prurit de conjoncture causé par telle ou telle décision de justice). Mais, clairement, elle ne l’est plus.

C’est un véritable bouleversement. Je redis que, pour les juristes de ma génération, ce double haro – sur l’article 55 de la Constitution et sur le pouvoir qu’ont reçu les juges de faire respecter les droits fondamentaux – n’est autre que vertigineux.

Nous autres, hommes et femmes de droit, avions à peu près tous perçu ces paramètres-là comme la source d’immenses progrès. Nous avions observé qu’ils avaient fait faire un bond en avant formidable à notre pays ; que rien, peut-être, n’avait été plus important ni plus objectivement bénéfique aux justiciables – i.e. aux gens, au peuple – que cette garantie donnée à leurs droits fondamentaux… Nous pensions tous que le bilan était (très) positif et que les inconvénients – parce qu’il y en a évidemment, surtout quand les juges déraillent eux aussi lorsqu’ils politisent leur fonction à l’extrême – relevaient tous, exactement comme les impôts, du « prix à payer pour avoir une société civilisée » comme disait le grand juge américain Oliver Wendell Holmes Jr…

Et voilà pourtant que l’on se met à détester tout ça, à vouloir gripper la machine, voire à souhaiter la casser pour de bon. Nous sommes bien en présence d’un phénomène considérable, sur le plan politique, voire civilisationnel.

Néo-souverainisme aveugle, haine de l’État de droit. À mes yeux, la conjonction de ces deux grands paramètres relève du drame : un train à grande vitesse dont les freins seraient cassés à l’approche d’une gare terminus. Un cauchemar, donc, qui vaut bien un colloque.

Un colloque

Quelques précisions sur les qualités des intervenants. À part qu’elles sont immenses, vous aurez observé qu’une grande part d’entre eux sont
« d’anciens » quelque chose, c’est-à-dire des hommes et des femmes dont la vie fait qu’ils exercent aujourd’hui d’autres activités que celles qui les qualifient au premier chef pour parler de nos sujets. Puisque nous nous lamentons du poids des émotions, de l’immédiateté, il m’est apparu judicieux de valoriser le recul, la distance, la rétrospection et la sagesse qu’ils confèrent parfois.

Vous observerez aussi que, sauf quelques exceptions (François Bayrou, François-Xavier Bellamy), personne n’est ici chef de parti politique. Là encore, c’est voulu. Ce colloque n’est pas une tribune partisane, mais un lieu de débat entre gens dont la liberté de ton est à la fois revendiquée et renforcée par le temps passé hors du service direct du gouvernement de la France.

J’ai pris le risque de mélanger des politiques de tous bords, des intellectuels ,des praticiens, des technocrates assumés parce que je veux faire le pari qu’il en sortira quelque chose même si, au tréfonds de moi, je doute que des idées raisonnables puissent encore inverser le sens de la pente. Au minimum, je nous crois capables de donner autre chose que la bouillie des plateaux de télévision et des poses avantageuses.

Colloque veut dire débat, et donc affrontement. J’espère que nous nous serons montrés capables de nous engueuler, civilement, fermement mais surtout loyalement. Et que nous aurons su profiter de cette occasion pour nous dire les choses et tenter d’en tirer des leçons utiles. Je n’aime pas l’idée de combattre un adversaire que je n’ai pas sous les yeux, que je n’ai écouté ni entendu, que j’ai choisi plus petit ou moins fort que moi et qui ne peut pas me rendre ses coups. Nous sommes loin du compte.

Quelques remerciements enfin. Ils vont :

  • Aux animateurs de nos débats : nos amis de l’Express, Eric Chol et Laureline Dupont – respectivement directeur et directrice-adjointe de la rédaction ; mes collègues et amis Pierre Égéa, Anne Levade, Fabrice Melleray et Philippe Terneyre, à qui il a appartenu de faire vivre la discussion.
  • Aux vraies organisatrices de ce colloque, Célia Salabaraas, mon assistante et Elisa Fois, l’ingénieure de recherche de notre laboratoire. Elles ont à peu près tout fait, avec un talent, une compétence, une gentillesse et un dévouement remarquables.
  • Aux partenaires de l’opération : le Club des juristes, la communauté d’agglomération Pau Pyrénées, la CCI Pau-Béarn, l’Institut Montaigne,l’Express, l’ENM, l’EFB, la Cour d’appel, le barreau de Pau, et bien évidemment l’université de Pau qui soutient tout cela depuis le début.
  • Aux intervenants, qui ont tous de vrais métiers, peu de temps et beaucoup d’amabilité d’en avoir autant distrait (avec une mention spéciale pour Enrico Letta, qui vient de derrière les Alpes). Tous ont eu le courage et l’élégance de se confronter à ce qu’ils savaient être une adversité résolue. Il est clair que notre sujet n’est ni facile ni populaire, ne serait-ce que parce qu’il se veut lucide sur ce qu’il est convenu d’appeler le populisme. Ma gratitude va à tous pour leur engagement dans cette mission si difficile, qui consiste, en ce lieu, à cette heure, à donner (encore) un peu de place à la raison et à l’intelligence.