Que peut le gouvernement ?
Nicole Belloubet, ancienne ministre, ancienne Professeure des universités et Présidente du Club des juristes.

Nos échanges posent la question du volontarisme en politique. Le volontariste affirme la supériorité de la volonté sur toute autre contrainte et pense pouvoir modifier le cours des choses par cette seule volonté. A vrai dire, la confrontation entre volontarisme et action politique me semble traduire une forme d’oxymore : si l’on ne pense pas pouvoir agir, si l’on s’estime submergé par toutes sortes de contraintes, alors mieux vaut s’abstenir ! En ce sens, je n’adhère pas à la question posée : Les volontaristes idéalisent-ils la puissance du politique ? La politique, c’est du volontarisme ou ça n’est pas ! C’est ce que Jean Jaurès n’a cessé de rappeler : « Le courage, c’est d’agir et de se donner aux grandes causes sans savoir quelle récompense réserve à notre effort l’univers profond, ni s’il lui réserve une récompense [1]».

Que peut le gouvernement, nous interroge-t-on, empêtré tel Gulliver, dans les entraves juridiques de l’Europe et des juges ? Raisonnons un peu. Selon l’art. 20 de notre constitution, « le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation ». Je ne vois pas qu’il en soit empêché. Et à vrai dire, je n’ai jamais entendu dire, en conseil des ministres, que telle ou telle décision était freinée par sa dimension européenne. Certes il y a des orientations politiques délicates à promouvoir. Mais la capacité d’action demeure. Elle demeure d’autant plus que :

  • Le gouvernement adhère aux valeurs de l’Europe. L’Europe c’est d’abord un idéal, un choix de valeurs. C’est sur cette idée à la fois libérale, rationnelle et solidaire que l’Europe s’est construite. C’est donc dans ce cadre que les responsables politiques agissent. Au cœur des valeurs posées par l’Europe libérale figurent la démocratie et l’état de droit[2]. J’y crois !
  • Le gouvernement respecte sa magistrature en tant qu’elle interprète des règles et institue des contre-pouvoirs indispensables pour ordonner la vie commune.
  • Cela n’empêche certes pas les agacements ou les regrets : les fortes convergences idéologiques n’évitent pas les freins techniques ou politiques. Il peut, il doit y avoir des échanges vigoureux sur l’écriture des règles, sur l’organisation ou le discours des contre-pouvoirs. Il faut reconnaître et nommer les irritants tactiques ou les désaccords idéologiques pour les dépasser.

C’est le cas actuellement avec les débats sur l’immigration. Pour lutter contre la dépossession démocratique, une proposition des « LR » souhaite modifier la constitution pour y inscrire « la possibilité de déroger à la primauté de traités et du droit européen avec une loi organique… approuvée par referendum, quand les intérêts fondamentaux de la nation sont en jeu » Entre ceux qui veulent casser la baraque, évoquant même la « légitimité usurpée » des juges, et ceux qui veulent dialoguer pour évoluer, le clivage est là. Je me rallie évidemment aux seconds.

Profondément, je pense que l’Europe comme les juges n’empêchent pas d’agir mais au contraire, confèrent aux politiques force et imagination.

La force de l’action

Ces poids et contre-poids, pouvoirs et contre-pouvoirs, laissent émerger une réelle capacité à agir et renforcent l’acceptabilité des décisions.

La capacité à agir

Elle se déploie tant au sein des institutions qu’en dehors des processus institutionnels.

Au sein des institutions, le pouvoir d’action est réel et concret. Bien entendu, mon expérience est quelque peu faussée par la nature régalienne des fonctions ministérielles que j’occupais : la compétence partagée avec l’Union Européenne (UE), au sein de l’espace de liberté de sécurité et de justice, laisse s’exercer les compétences nationales sans trop dans l’organisation judiciaire(encore que l’organisation du parquet à la française soit questionnée) et dans l’exercice de la fonction juridictionnelle.

Certes on pourra opposer à mes propos de nombreux contre-exemples, on en trouve toujours ! Mais tendanciellement, l’Europe peut amplifier la capacité d’action des gouvernements dans les domaines politique, économique et judiciaire.

Je ne reviendrai pas aux racines politiques de la construction européenne dont l’ambition de paix est première mais je pense bien évidemment à différents sujets que j’ai approchés ou traités dans mes fonctions ministérielles :

  • L’élaboration de textes tels que le RGPD (règlement général sur la protection des données) qui constitue un modèle en matière de protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel.
  • La défense commune de l’Etat de droit (avec la toute récente jurisprudence de la CJUE sur la Pologne[3]).
  • La pandémie : l’Union européenne y a répondu par une pluralité d’actions tant en termes d’urgence sanitaire et sociale que de transformations politiques et économiques en profondeur. Face au choc économique, les règles communautaires en matière d’aides d’État ont été suspendues et la clause générale d’exemption du pacte de stabilité budgétaire – qui limite les déficits budgétaires et l’endettement des États – a été activée.
  • La réaction commune en faveur du soutien à l’Ukraine traduit véritablement pour la première fois, une réponse géopolitique forte avec des sanctions, un soutien militaire et un soutien à l’économie.

Cet ensemble de politiques permet de réaffirmer une souveraineté par l’agrégation dans un ensemble, de reconnaître la faiblesse des solutions unilatérales. Parler de souveraineté, oui mais européenne !

Du point de vue économique, je ne retracerai pas ici la montée en puissance des pays les plus pauvres du continent mais je rappellerai :

  • La création de champions européens (Airbus) malgré la problématique des aides d’Etat et de la concurrence libre et non faussée.
  • L’importance du soutien de l’Europe aux entreprises et à l’innovation : Vice-présidente d’un conseil régional j’ai pu mesurer, malgré la complexité des dossiers à monter, la force de l’Europe qui démultiplie les aides nationale sou locales. Ce sont bien les aides du FEDER qui ont permis de réaliser des pistes cyclables dans telle ville, de créer un campus hydrogène pour les avions du futur ou de soutenir les projets innovants des entreprises, essentiels pour le verdissement de l’économie. Des complexités demeurent avec la nécessaire avance de trésorerie par les entreprises, le fait que l’on ne reconnaisse pas nos ETI (entreprises de taille intermédiaire) comme une catégorie spécifique auxquelles les aides d’Etat ne seraient pas interdites etc…. Mais on ne peut nier l’impact positif de ces aides.
  • Même le Conseil constitutionnel a su faire bouger les lignes : membre du Conseil, j’ai eu l’occasion de prendre appui sur des textes européens pour protéger le principe d’égalité en sanctionnant une discrimination à rebours[4].

Au sein de l’Europe de la justice, les principes de confiance légitime et de reconnaissance mutuelle des décisions de justice sont essentiels. Il en est résulté des dispositifs qui se sont progressivement déployés : les mandats d’arrêt européens (avec l’évolution de la jurisprudence du Conseil constitutionnel[5] sur la question préjudicielle à la CJUE qui a su répondre dans des délais rapides pour ne pas créer de difficulté) ; les équipes communes d’enquête ; Europol et Eurojust…

L’ensemble confère une réalité substantielle à cette Europe de la justice. Ces principes de confiance légitime et de reconnaissance mutuelle constituent également le mur de soutènement de la stabilité et de la prévisibilité juridique et donc de l’essor économique de notre continent.
Rappelons enfin, pour mémoire, qu’au sein du conseil de l’Europe, les études de la CEPEJ[6] (commission européenne pour l’efficacité de la justice)traduisent la réalité des écarts de situation et d’investissement en matière de justice au sein des différents Etats membres, ce qui contribue inévitablement à faire progresser l’ensemble.

En dehors des processus institutionnels, de nombreux dispositifs ont été élaborés sur la base de principes coopératifs. Ainsi, c’est dans le cadre du processus de Bologne favorisant le rapprochement des systèmes d’études supérieures européens, qu’a été élaboré en 2002 le système LMD et créé en2010 l’espace européen de l’enseignement supérieur.

En matière judiciaire, c’est un foisonnement d’exemples qui renforce la capacité à agir des gouvernements :

  • Le réseau des cours européennes permet des échanges entre magistrats et des dialogues approfondis pour une meilleure compréhension et explicitation des modalités de contrôle des décisions (contrôle de proportionnalité…) ;
  • La création des magistrats de liaison a permis d’avancer plus rapidement sur les questions judiciaires impliquant différents Etats ;
  • La lutte contre le terrorisme s’est trouvée confortée avec la constitution du« groupe Vendôme » : créé à mon initiative en 2018, il réunit les ministres de la justice de 7 Etats membres de l’UE (Allemagne, Espagne, Belgique, Luxembourg, Pays-Bas et Italie) auxquels se sont alors adjoints le commissaire européen à la sécurité de l’Union, le président d’Eurojust et le coordinateur européen pour la lutte contre le terrorisme. Nous nous sommes engagés à soutenir la création d’un registre judiciaire antiterroriste au niveau européen, au sein d’Eurojust, (ce portage politique s’est ensuite traduit en textes législatifs de l’UE) ; à faciliter le retrait des contenus terroristes sur internet, enjeu majeur sur lequel l’Union européenne travaille actuellement et à améliorer la prise en charge des victimes.
  • Comment enfin, ne pas évoquer le Parquet européen chargé de combattre toutes les activités illégales portant atteinte aux intérêts financiers de l’UE ?C’est un exemple intéressant de déclinaison concrète d’un besoin remonté du terrain (par le biais de notre membre national à Eurojust), partagé en franco-allemand puis, au niveau politique, entre pays fondateurs de l’UE et ensuite avec les autres représentants de l’UE sur le sujet (Eurojust, le coordinateur européen de la lutte contre le terrorisme, la Commissaire européenne à la justice, Vera Jourova…)

Ainsi, non seulement les contraintes envisagées ne freinent pas la capacité à agir mais elles contribuent par ailleurs à l’acceptabilité des décisions publiques.

L’acceptabilité des décisions

Se libérer des entraves juridiques des juges ! C’est une affirmation souvent entendue. Je ne partage pas cette idée car les juges affermissent le principe delégalité démocratique ce qui favorise l’acceptabilité des décisions. Mais de quels juges s’agit-il ? Et à quelles fins faudrait-il s’en libérer ?

S’agirait-il du conseil constitutionnel, le juge qui assure la légalité démocratique ? Ses décisions peuvent en quelques occasions, susciter un sentiment d’irritation voire être violemment critiquées comme cela a été le cas pour la décision sur les retraites[7] ou quelques autres. Je pense notamment à la décision qui reprend le contrôle sur les ordonnances[8] pour que le Conseil puisse, in fine, vérifier la conformité à la constitution de celles prises dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire et censurer des atteintes trop fortes à la liberté individuelle (ce qui a été le cas pour la prolongation des délais de détention provisoire[9]).

Mais il faut souligner que le gouvernement et le juge ne sont pas placés dans la même temporalité, ce qui peut expliquer les différences de regard et d’appréciation. Le décalage entre le temps de l’action et celui du contrôle autorise des perceptions différentes comme on a pu le constater à propos de l’état d’urgence terroriste.

Et que deviendrait un Etat qui n’accepterait pas d’être soumis à la censure de son juge constitutionnel ? Le glissement vers un Etat autoritaire serait inéluctable !

S’agirait-il des juges européens qui rétréciraient toute latitude d’action ?Je ne le crois pas car ces juges, qu’il s’agisse de la CJUE ou de la CEDH, travaillent sur un corpus de textes susceptible d’évoluer si nécessaire, soulignent, comme on le verra plus loin, des difficultés réellement existantes, se penchent sur des sujets d’actualité qui concourent à faire évoluer positivement les jurisprudences nationales et laissent souvent une marge d’appréciation et donc de manœuvre aux Etats. Les difficultés susceptibles d’en résulter finissent par se résoudre avec l’instauration de nouvelles pratiques.

A quelles fins faudrait-il se libérer de ces contraintes ? Les mots ressurgissent, toujours identiques, avec une double ambition affichée.

Cette liberté reconquise permettrait de retrouver des marges de manœuvre pour « reprendre le contrôle » ! Mais faut-il rappeler que si la jurisprudence conditionne l’écriture des textes, elle oblige aussi à une réflexion sur le respect des droits et libertés ou sur l’exigence politique. Au fond, les juges légitiment l’action en la rendant acceptable aux yeux de nos concitoyens. Dans une démocratie comme la nôtre, dénoncer le gouvernement des juges est une double erreur : d’une part, les décisions de justice sont toujours rattachées à l’écriture d’un texte (la jurisprudence récente de la cour de cassation qui fait évoluer la conception de la compétence universelle des juridictions françaises[10] en cas de crime contre l’humanité a conduit le juge à rechercher l’intention du législateur dans les débats parlementaires ayant précédé l’adoption de la loi du 9 août 2010) ; d’autre part comment envisager un Etat qui légitime sa capacité à agir en s’éloignant du respect des juges ? Ce qui se passe en Israël est aujourd’hui topique. L’impasse vers laquelle évolue le pays ne semble pas dessiner un modèle enviable.

L’absence de contraintes contribuerait aussi à réaffirmer une souveraineté nationale diluée dans un ensemble incertain. Mais il faut être honnête et lucide. Ce n’est pas de manière isolée que l’on parviendra à réguler le phénomène massif des mouvements migratoires qui ne fera que s’accentuer ! Ce n’est pas seuls que nous parviendrons à reconquérir une indépendance miliaire. Il est inutile de multiplier les exemples mais c’est sans doute par le dialogue au sein de l’Europe qu’il faut tenter de retrouver des marges d’action.

L’Europe et les juges ne constituent donc pas, en eux-mêmes, un frein à la capacité d’action du gouvernement. Tout au contraire, ils renforcent cette capacité d’action en cela même qu’ils posent des contraintes à accepter ou à dépasser. Et c’est bien le rôle du politique que de savoir mesurer ces contraintes pour en faire un levier d’action ! La place est alors à l’imagination constructive.

 

La puissance de l’imagination

« Le droit est la plus puissante des écoles de l’imagination » affirmait Jean Giraudoux. Cette imagination est nécessaire pour dépasser les contraintes et réaffirmer le volontarisme.

Dépasser les contraintes

Il ne faut pas être naïf : à partir du moment où la démocratie exige et accepte les contre-pouvoirs, cela génère nécessairement des contraintes pour les gouvernants. Il leur appartient de les prendre en compte pour les dépasser.

Il n’est pas absurde d’évoquer les contraintes juridiques de l’Europe au sens où à 27 Etats membres, l’UE a développé une technocratie assez lourde. La réponse ne peut être que de nature politique.

  • Si l’on considère que ces freins heurtent les souverainetés nationales ou altèrent les dispositions de l’art 4 TUE[11], la réponse n’est sans doute pas dans un frexit comme cela a pu être proposé à propos des questions migratoires mais dans un dialogue politique comme le suggèrent certains acteurs politiques. Il faut certes « reprendre le contrôle » (expression notamment réutilisée par Edouard Philippe[12]) non pas en sortant de l’UE mais en améliorant les instruments dont nous disposons : revoir les accords de Dublin, organiser le contrôle aux frontières européennes. Cela doit surement conduire à une intégration plus forte des politiques européennes(non pas moins d’Europe mais plus d’Europe) avec des objectifs partagés et des règles plus efficaces. L’ancien Premier ministre propose ainsi une « discussion assez vigoureuse entre le législateur et les juridictions compétentes, pour retrouver des marges de manœuvre ».
  • Si l’on considère que les freins sont de nature technique, les évolutions et les accords peuvent se faire dans le cadre de négociations préalables à l’adoption des textes. Ainsi, au sein des conseils Justice et Affaires intérieures, l’intérêt ne réside pas tant dans le déroulement des séances plénières que dans les bilatérales pré, co ou post-JAI. C’est cela qui fait évoluer les positions des uns et des autres et conduit à des compromis ou des accords.

Les contraintes juridictionnelles découlent du rôle de plus en plus prégnant du juge constitutionnel et des juges européens. Deux observations à cet égard.

  • Le Conseil constitutionnel, en tant que juge du respect des droits et libertés, applique les principes découlant des déclarations des droits.

Cela le conduit à des censures qui peuvent être perçues comme sévères parles élus ou par le gouvernement. Je pense ainsi à la censure de la proposition de loi (PPL) Avia[13] qui visait à lutter contre les contenus haineux sur internet et à celle relative à la PPL Braun-Pivet[14]instaurant des mesures de sûreté à l’encontre des auteurs d’infractions terroristes à l’issue de leur peine. Le gouvernement avait accordé son soutien à ces deux PPL tout en ayant conscience des enjeux juridiques et de leur instabilité constitutionnelle. Il s’agissait d’un signe politique qui a été ultérieurement censuré par le Conseil. Par suite ces textes ont été réécrits en prenant acte des décisions du Conseil ce qui a, en réalité, amélioré le contenu même des dispositions envisagées.

  • Quant à la CJUE, il faut rappeler son rôle progressiste dans la construction de l’UE[15]

Elle a promu l’intégration européenne notamment par ses grands arrêts de1963 et 1964 relatifs à la primauté du droit de l’Union et à son applicabilité directe. Mais son influence sur les droits des Etats membres apparaît tantôt positive, tantôt plus contestable.

Positive, la jurisprudence sur le port du voile en entreprise l’est incontestablement : par deux décisions de 2017 et 2021[16], la CJUE a défini les conditions dans lesquelles les entreprises peuvent interdire le port du foulard islamique. A ces occasions, la cour précise que cette interdiction ne constitue pas une discrimination directe fondée sur la religion ou sur les convictions dès lors que ces règles sont appliquées de manière générale et indifférenciée. Cette interdiction doit également répondre à l’objectif d’assurer une politique de neutralité au sein de l’entreprise et correspondre à un besoin de l’employeur. Le dernier arrêt de la CJUE consacre, pour la première fois, la notion de marge nationale d’appréciation dans ce domaine. La CJUE a ainsi réussi à poser des règles claires là où depuis l’affaire Baby-Lou la France était en difficulté.

Contestable, la jurisprudence Tele 2 sverige[17] sur l’utilisation des données électroniques et leur conservation dans le cadre des enquêtes pénales et de renseignement à des fins de lutte contre le terrorisme l’est indiscutablement. Les craintes liées à cette jurisprudence ont conduit, ex ante, les procureurs de quatre Etats européens (France, Belgique, Allemagne, Italie) à écrire au président de la CJUE pour demander que soit prise en compte la spécificité des enquêtes pénales. En tant que ministre de la justice, je suis allée rencontrer le juge français et le président de la CJUE aux mêmes fins. On ne fut pas suivi et la CJUE confirma sa jurisprudence en 2020[18]. Le Conseil d’Etat, dans son arrêt d’assemblée du 21 Avril 2021[19] (French data network) chercha à concilier la jurisprudence européenne et les nécessités du droit pénal. La Cour de cassation a tiré les conséquences de cette jurisprudence dans un arrêt du 12Juillet 2022[20]. La réalité doit être dite : à la suite de cette jurisprudence, on constate en France une baisse de 20% de l’exploitation des fadettes. De là à dire que cela a affaibli les capacités d’enquête et la répression il y a un pas qui ne peut être franchi mais il faut dire ce qui est. Il faudra donc faire appel à d’autres techniques d’enquête, ce que font déjà les Allemands.

Quant aux contraintes issues des arrêts de la CEDH, elles font parfois de cette cour une institution décriée qui apparaît abusivement progressiste ou irréaliste et donc inutilement contraignante. On cite souvent à cet égard le fait que la sécurité nationale serait menacée par des positions idéalistes : « le niveau d’exigences croissant en matière de protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales impliquent parallèlement et inéluctablement une plus grande fermeté dans l’appréciation des atteintes aux valeurs fondamentales des sociétés démocratiques [21] » . Il faut toutefois noter que ces jurisprudences, parfois avant-gardistes, laissent des marges d’appréciation aux Etats membres. Je pense aux questions liées à la fin de vie ; à la retranscription des actes d’état civil après une GPA : dans un arrêt du 10 Avril 2019, la CEDH a  imposé l’obligation de reconnaître une filiation avec la mère d’intention. Consultée par la Cour de cassation, la CEDH a laissé aux Etats européens la libre appréciation du moyen utilisé pour y parvenir. Quant aux conditions de détention, la France a été condamnée à plusieurs reprises pour traitements inhumains et dégradants en prison [22] non seulement en raison des modalités de détention mais aussi de l’absence de voie de recours efficace pour les détenus. La Cour pointe avant tout la surpopulation des prisons françaises et ses graves répercussions. Ces condamnations ont permis de faire évoluer favorablement notre droit. Comment enfin ne pas citer la liberté d’expression avec la lecture de l’art. 10 de la CEDH qui a permis des avancées importantes par l’application du principe de proportionnalité ? Certes, le juge, en exerçant ses pouvoirs en toute indépendance, doit rester dans la juste mesure, dans le respect de l’équilibre des pouvoirs. Il doit avoir conscience de la singularité de chacun des pouvoirs et au moins comprendre le fonctionnement de son Etat[23], pour se positionner justement et, si nécessaire, envisager un self-restraint, ce dont bien des juges ont conscience. Mais il est impensable de considérer le pouvoir judiciaire comme une contrainte devant être contournée !

Attention donc à mesurer les appréciations et à ne pas rejeter en bloc les institutions ou les process qui constituent parfois des irritants : les contraintes jurisprudentielles se transforment aussi en avancées de l’état de droit !

Réaffirmer le volontarisme

Les contraintes européennes ou juridictionnelles dessinent un cadre ou des forces de résistance qui permettent au gouvernement de se positionner en les acceptant, en inventant de nouveaux dispositifs ou en modifiant l’état du droit existant.

Accepter ! Grâce à l’Europe, la France renforce sa souveraineté alimentaire, industrielle, de défense…Il faut donc jouer le jeu, celui de l’acceptation, même à un prix relativement élevé. Accepter les décisions de justice conduit à assurer le respect de l’état de droit, concept cardinal pour notre démocratie, mais aussi, bien souvent, à améliorer l’état du droit.

A la suite de décisions juridictionnelles, le parlement réécrit, en mieux, ce qui a été annulé par nos juridictions ou précise la portée de certains arrêts : face à la position de la Cour de cassation sur la GPA, le législateur a tenu à réaffirmer, dans la loi bioéthique de 2021, l’interdiction de la GPA en France.

Du point de vue de la tactique politique, il ne faut pas ignorer que le gouvernement et le parlement rédigent parfois des dispositions pour répondre à certaines attentes des parlementaires ou des citoyens mais dont la constitutionnalité ou la conventionnalité est incertaine. Nul n’ignore au gouvernement que ces dispositions pourront ultérieurement être invalidées(par un avis négatif du conseil d’Etat préalable au dépôt du projet de loi) ou censurées par le juge constitutionnel. Je pense ici à l’accroissement des pouvoirs d’enquête des procureurs[24] ou à la question sensible de présomption de non-consentement des mineurs en cas d’agression sexuelle [25].

Accepter et proposer ces écritures, c’est une manière de pousser à la réflexion, de faire évoluer l’opinion publique pour conduire ultérieurement à une décision publique murie, débattue et donc plus équilibrée.

La capacité à inventer est le propre du politique. L’action des ministres est sans doute moins visible au niveau européen que leur action nationale mais elle est déterminante. Ils peuvent se déployer dans ou hors du cadre institutionnel.

Diverses procédures institutionnelles au niveau européen permettent d’inventer à plusieurs (mais pas à l’unanimité) des solutions qui, a priori, heurtent un certain nombre d’Etats.

L’exemple du Parquet européen est topique. Un courrier conjoint des ministres de la justice allemand et français (C. Taubira) à la Commissaire européenne à la Justice (V. Reding) va, en mars 2013, lancer le processus qui ne s’achèvera que 8ans plus tard en 2021. Il permettra la création de ce parquet initialement à 19Etats par le biais d’une coopération renforcée (d’autres Etats membres s’y sont adjoints depuis). Fort de son succès, ce parquet travaille à l’extension de son domaine de compétence en envisageant de prendre en charge soit la lutte contre le terrorisme, soit les questions liées à l’environnement ou de manière plus immédiate liées à l’Ukraine, le respect des sanctions européennes.

C’est ainsi qu’au sein du conseil et de la commission des négociations sont conduites pour dépasser les clivages ou les inerties. C’est le cas concernant les textes évidences sur la preuve numérique. L’UE travaille à l’élaboration de nouvelles règles visant à accélérer l’accès aux données numériques utilisées pour enquêter sur des infractions pénales et poursuivre leurs auteurs, quelle que soit la localisation des données. Dans ce cadre, les négociations furent ardues notamment avec nos partenaires allemands et avec les Pays-Bas, très attentifs au respect des libertés individuelles, mais ont permis de déboucher sur un consensus acceptable par tous.

Hors du cadre institutionnel, le dialogue et les échanges permettent d’avancer et d’évoluer vers des processus plus institutionnalisés. A titre d’exemple, on peut évoquer la responsabilité pénale des entreprises : la France est l’un des rares pays de l’UE à reconnaître cette responsabilité pénale des personnes morales ce qui peut parfois mettre en difficulté notre compétitivité économique. La construction d’un « level playing field » suppose discussions et conviction pour avancer vers cette recherche d’une concurrence à armes égales. Il s’agit au fond de faire bouger les lignes, d’inventer des solutions créatives sans renoncer à l’état de droit.

A défaut d’acceptation des contraintes, d’invention pour les intégrer, il est toujours envisageable de modifier textes ou pratiques.

Pour dépasser des textes trop bloquants, des jurisprudences contraignantes ou des situations de grande complexité, seules des modifications de l’état du droit existant sont envisageables. C’est aussi le propre du politique que d’avancer en cette direction.

Il peut échouer ou trouver des solutions incertaines : je pense ici au projet de directive instituant une présomption simple de salariat pour les quatre millions de travailleurs des plateformes de l’UE adopté par le conseil le 12 juin 2023. Cela traduit l’application d’un cadre protecteur mais considéré comme totalement obsolète à l’heure où disparaissent les formes classiques de travail.

Le politique peut aussi peut avancer et faire progresser l’Europe par le dialogue. Les politiques de subventions de l’UE connaissent ainsi un véritable tournant : par l’adoption de l’IRA (inflation reduction act), les Etats-Unis ont provoqué une réaction commune et forte chez les 27 qui peu à peu sortent de la rigueur de l’ordolibéralisme allemand et entament une mue considérable avec le plan de relance européen conclu après la pandémie, le Repower act qui oriente des fonds vers la transition énergétique et un important plan d’aides liées à la transition climatique et numérique (batteries, gigafactories…).

Face à la certitude que le marché seul ne peut pas accélérer la transition énergétique et la décarbonation de l’économie, l’Europe modifie peu à peu ses règles initiales de fonctionnement et prend les mesures nécessaires, dans le cadre des institutions, pour traiter ces sujets novateurs, tout en veillant à ne pas créer de distorsions trop fortes entre les Etats.

Prenant conscience que les négociations avec les Américains ne peuvent se faire qu’à l’échelle européenne, la commission n’hésite plus à engager de nouvelles approches. Elle vient ainsi de proposer la création, le titre est évocateur, d’un fonds de souveraineté européen. Elle avance aussi sur la taxe carbone aux frontières de l’Europe qui renforcerait la souveraineté européenne en taxant à partir du 1er janvier 2016 les importations en provenance de pays tiers des biens le plus polluants.

Au fond, ces évolutions fondamentales traduisent un changement d’approche de la souveraineté. Au moins sur certains aspects, l’Europe doit avancer vers la construction raisonnée d’une souveraineté de l’Union qui seule, constituera un rempart efficace contre les atteintes à la démocratie et les visées concurrentielles des autres puissances internationales. Être ensemble au niveau européen c’est faire jouer un effet de levier pour démultiplier nos moyens.

Les hésitations pour aller vers une souveraineté européenne face à l’émergence d’acteurs mondiaux n’ont plus leur place.

Conclusion

Dans une démocratie, le politique doit respecter les contre-pouvoirs. « Se défier de la magistrature est le commencement de la dissolution sociale » affirmait Balzac par la voix de Jean-Jules Popinot, juge de première instance dans la comédie humaine. Il ne peut pas se réfugier derrière des périls imaginaires souvent amplifiés pour disséminer les inquiétudes ou dissimuler les responsabilités. Le gouvernement doit faire preuve de volontarisme (car il en faut pour faire évoluer le terrain de jeu sans immédiatement casser le jouet) et d’imagination. Pouvoirs et contre-pouvoirs constituent l’essence d’une démocratie réelle. Il faut les accepter et transformer les contraintes qu’ils posent en leviers d’action. Et, dans ce cadre, oui, le gouvernement peut (et doit) agir !

[1] Discours à la jeunesse, 1903.
[2] Art 2 TUE : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États
membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes. ».
[3] CJUE, C-204/21, 5 juin 2023, Commission/Pologne (indépendance et vie privée des juges).
[4] Décision 2015-520 QPC, Société métro holding France. Le Conseil constitutionnel a relevé qu’en édictant une condition relative aux droits de vote attachés aux titres des filiales pour pouvoir bénéficier du régime fiscal des sociétés mères, le législateur a entendu favoriser l’implication des sociétés mères dans le développement économique de leurs filiales. Il en a déduit que la différence de traitement entre les produits de titres de filiales, qui repose sur la localisation géographique de ces filiales, est sans rapport avec un tel objectif. La rupture du principe d’égalité résulte d’une discrimination entre deux situations dont l’une est imposée par l’exigence de transposition des directives communautaires.
[5] Décision n° 2013-314P QPC du 4 avril 2013, M. Jeremy F. [Absence de recours en cas d’extensiondes effets du mandat d’arrêt europé