Vers un monde de statut particulier, la décentralisation détournée au profit des mouvements ethnorégionalistes
Par Benjamin Morel, Maître de conférences à l'Université Paris II Panthéon-Assas, Directeur des Etudes de l'Institut Rousseau et Membre du Conseil scientifique de la Fondation Res publica.
Par Benjamin Morel, Maître de conférences à l’Université Paris II Panthéon-Assas, Directeur des Etudes de l’Institut Rousseau et Membre du Conseil scientifique de la Fondation Res publica
Les débats sur la constitutionnalité de la loi Molac interrogent à nouveau le fait régional en France. Après la consécration de la collectivité européenne d’Alsace et de la collectivité unique de Corse, la France semble de plus en plus vivre chez elle les débats que l’on pensait jusqu’alors réservés à nos voisins d’outre-Manche ou d’outre-Pyrénées.
Après la création de la collectivité unique de Corse et de la Collectivité européenne d’Alsace, assiste-t-on à une mutation de la décentralisation ?
La manière de concevoir la décentralisation a en effet profondément évolué ces dernières années. Historiquement dans le discours de libéraux comme Tocqueville, puis des républicains comme Gambetta ou Ferry, elle est un outil de démocratisation des politiques publiques. Elle permet également de bâtir des pouvoirs locaux favorisant la liberté et la socialisation politique du citoyen. Cette décentralisation a été étouffée depuis les années 2000 à travers une recentralisation financière et normative, ainsi que par le culte voué à des collectivités toujours plus vastes et hors sols. De manière concomitante, on a vu se renforcer une autre conception de la décentralisation tendant à considérer cette dernière comme la reconnaissance d’identités ethnoculturelles dont le caractère irréductible nécessiterait des droits et un statut propre. L’idée que l’auto-organisation des communautés est le gage de la sauvegarde de la France se trouve présente chez Maurras[1] et va irriguer une grande partie des mouvements ethnorégionalistes jusqu’à ce que ces derniers soient discrédités après-guerre. Ces mouvements renaissent dans les années 70 et, s’ils restent généralement marginaux électoralement, ils parviennent à imposer un « kit identitaire »[2] et un « roman régional » en investissant le milieu culturel et en trouvant de forts relais dans la presse quotidienne régionale[3]. Pour éviter leur concurrence et en espérant renforcer la légitimité de leurs nouvelles positions acquises par la décentralisation, les élites politiques traditionnelles vont reprendre ce langage et en faire un objet de communication institutionnelle par les nouvelles collectivités[4]. Ce mouvement débouche en 2003 par l’inscription dans la Constitution de la notion de collectivités à statut particulier et à deux référendums, en Corse en 2003, en Alsace en 2013, devant entériner la fusion des départements et régions au nom d’une irréductible singularité de ces territoires. Les deux consultations sont des échecs, ce qui n’empêchera pas le législateur, quelques années après, sous la pression des élus locaux, d’imposer ces fusions.
La seconde rupture est plus récente. Cette irréductible singularité des communautés réputées exister sur le territoire national ne doit pas seulement rompre avec l’unité des statuts, mais aussi avec l’unité de la loi. C’est là aussi une vieille revendication du courant maurassien[5] qui sera remis au goût du jour lors de la révolte des bonnets rouges[6]. Le discours actuel sur le droit à la différenciation répond à un vrai problème. Les normes législatives et réglementaires corsètent à l’excès l’exercice de leurs compétences par les collectivités. Toutefois, la réponse apportée, qui implique en réalité de revenir sur l’un des acquis fondamentaux de la nuit du 4 août, ne peut mener qu’à ce que le Professeur Faure a appelé un « État unitaire féodalisé »[7]. Il ne s’agit pas de dire que la loi ne peut pas traiter différemment des situations différentes, cela a toujours été le cas. Toutefois, cette dernière ne peut devenir un instrument de modulation dont l’application dépendrait d’une négociation au cas par cas entre chaque collectivité et l’État.
Nous sommes ainsi en train de passer d’une décentralisation consacrant un pouvoir local effectif, à une décentralisation permettant, dans le cadre d’un exercice très contraint des compétences, à l’État de concéder, de manière discrétionnaire, statuts singuliers et modulation législative au gré des pressions politiques et régionalistes.
Y a-t-il un risque d’instabilité pour le pays ?
Nous entrons dans ce que l’on appelle la décentralisation asymétrique qui a été assez bien étudiée à l’étranger. Soit l’on considère, orgueilleusement, que nous sommes bien plus malins que nos voisins espagnols, belges, italiens ou britanniques ; soit nous acceptons de penser que les mêmes causes chez eux produiront les mêmes conséquences chez nous. Il y a évidemment des dithyrambes des communautés autonomes espagnoles. Étrangement, ce sont les premiers à s’indigner de la prison que l’État espagnol ferait peser sur le peuple catalan, qui dispose pourtant de ce merveilleux statut…
Emanuele Massetti et Arian Schakel, dans une étude par régression statistique sur 227 partis régionalistes dans 329 régions et 18 pays, prouvent que l’existence d’un gouvernement régional multiplie par trois le nombre des partis régionalistes[8]. Dawn Bracanti démontre que la régionalisation et l’accroissement des compétences stimulent leur score[9]. On constate également que la décentralisation asymétrique conduit à un phénomène de surenchère identitaire[10]. Les partis classiques adoptent le logiciel des partis régionalistes, réclamant un statut particulier. Ils espèrent ainsi les dévitaliser, mais ils ne font en réalité que les légitimer. Ces derniers tendent alors à se substituer aux partis traditionnels. C’est ainsi que le Scottish National Party (SNP) a marginalisé le Labour qui avait obtenu la devolution en Écosse alors que les nationalistes corses ont conquis une collectivité unique pensée pour les trianguler. Une fois l’autonomie acquise, une surenchère a lieu au sein même des formations nationalistes. Les autonomistes n’ont en effet à offrir qu’un programme gestionnaire très éloigné du lyrisme identitaire qui les a amenés au pouvoir. Loin d’apaiser les tensions, l’autonomie pave alors la voie à l’indépendantisme comme l’ont montré, là encore, les exemples écossais, flamand ou catalan. À cette surenchère interne se rajoute une surenchère externe en matière de statut et de compétences[11]. Si le statut particulier s’apparente à la reconnaissance d’une spécificité, alors différencier une région et pas une autre, c’est juger moins légitime la particularité de la seconde. En France, l’Assemblée de Corse a ainsi ouvert la porte aux débats actuels sur l’Assemblée de Bretagne.
Au regard de la politique comparée, le risque pour la stabilité de l’État est double. D’abord, la montée vers le sécessionnisme qui marque ce type de processus crée finalement un blocage avec l’État central. Il est malheureusement très difficile à ce stade d’endiguer le phénomène et la situation s’enkyste. Ensuite, la dénonciation de l’unité nationale crée un réflexe nationaliste dans le reste de la population. La montée du United Kingdom Independence Party (UKIP) et de Vox s’explique en partie comme réponse à l’indépendantisme écossais et catalan[12]. Enfin, ces formations concentrant peu de votes, mais de manière très localisée, elles sont surreprésentées aux élections au scrutin majoritaire ou à la proportionnelle par circonscriptions. La difficulté ces dernières années à former un gouvernement en Espagne ou au Royaume-Uni s’explique pour beaucoup par leur présence.
Diriez-vous que les débats concernant la loi Molac relative aux langues régionales font écho à ces mêmes enjeux ?
Là encore, il ne faut pas être manichéen. L’Éducation nationale s’est délestée pendant des années de l’enseignement des langues régionales sur des réseaux militants disposant de leur propre agenda. Ainsi en Bretagne a-t-on soutenu des écoles enseignant le breton (dit surunifié, reconstruit à base de néologismes et en gommant les apports latins[13]) dans des territoires où il n’a jamais été parlé, aux dépens du gallo qui en est la langue historique. Toutefois, langue romane, ce dernier est jugé trop proche du Français pour entrer dans le discours ethnorégionaliste. Il n’est même pas présent dans le volet culturel du pacte d’avenir pour la Bretagne négocié à la suite des bonnets rouges. L’Éducation nationale doit prendre en charge l’enseignement de ces langues là où elles sont effectivement parlées, pour qu’elles cessent de devenir un instrument politique.
Pour le reste, l’inconstitutionnalité de l’article 4 relatif à l’immersion était assez évidente, le Conseil constitutionnel ne reprend là que sa jurisprudence de 2001. Le mettre dans la loi représentait un risque gigantesque au regard de la légalité très tangente des contrats relatifs aux écoles immersives. Alors que la formulation de la décision permet d’en envisager une application souple, en attendant une improbable QPC, ces formations ont tout de suite appelé à la réforme constitutionnelle dénonçant une attitude militante et totalement imprévisible d’un Conseil constitutionnel, qui n’a pourtant fait là que se répéter. Le plan de communication bien huilé qui en a suivi est assez classique pour ces mouvements. La PQR annoncait une quasi-révolution au lendemain des manifestations du 29 mai, alors que la principale à Guingamp (ritualisée chaque année à travers le Redadeg) a réuni 6000 personnes selon la préfecture (15 000 selon les organisateurs), contre 10 000 pour la première en 2008 et 15 000 en 2010.
[1] « Les décentralisateurs veulent exporter de Paris certaines institutions toutes faites et les implanter en province ; les fédéralistes voudraient qu’on mît les pouvoirs locaux en état de créer et d’alimenter sur les lieux mêmes où elles doivent grandir et prospérer ces institutions. » Charles MAURRAS, l’idée de décentralisation,
[2] Anne-Marie THIESSE , La Création des identités nationales, Seuil, Paris, 1999.
[3] Thibault COURCELLE. « Le rôle de la presse quotidienne régionale bretonne dans la création d’une « identité bretonne » : étude comparative de Ouest-France et du Télégramme », Hérodote, vol. 110, no. 3, 2003, pp. 129-148.
[4] Pierre BOUDIEU, « L’identité et la représentation, éléments pour une réflexion critique de l’idée de région » Actes de la recherche en sciences sociales, vol.35, 1980, pp.63-72.
[5] « Il faut que la loi soit uniforme et commune pour tous les points du territoire. — Eh bien, ce n’est pas vrai, (…) la loi doit se plier aux variétés physiques et morales du pays, ou plutôt découler de ces variétés (…) » Charles MAURRAS, op.cit.
[6] Barbara LOYER, Bertrand GUYADER. « Les Bonnets rouges : un mouvement pour un projet géopolitique », Hérodote, vol. 154, no. 3, 2014, pp. 223-242.
[7] Audition par la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales du Sénat, jeudi 18 février 2021.
[8] Emanuele MASSETTI et Arjan H SCHAKEL, « Decentralisation Reforms and Regionalist Parties’ Strength: Accommodation, Empowerment or Both? », Political Studies, 2017, n ° 65, vol.2, pp.432–451.
[9] Dawn BRANCATI, « The Origins and Strengths of Regional Parties », British Journal of Political Science n ° 38, vol.1, 2008, pp. 135–159.
[10] Voir Eve HEPBURN et Klaus DETTERBECK, « Federalism, regionalism and the dynamics of party politics » dans Routledge Handbook of Regionalism and Federalism, Londres: Routledge, 2013, p. 83 ; Michael KEATING, « What’s Wrong with Asymmetrical Government ? » dans H. ELCOCKK et M. KEATING (dir.) Remaking the Union: Devolution and British Politics in the 1990s, London: Cass, 1998, pp. 195-218. Frans SCHRIJVER, Regionalism after regionalisation : Spain, France and the United Kingdom, Amsterdam : Amsterdam University Press , 2006, pp. 185-187. Voir aussi Yves MÉNY, « The Political Dynamics of Regionalism: Italy, France, Spain », dans R. MORGAN (dir.) Regionalism in European Politics, Londres: Policy Studies Institute, 1986, p.10.
[11] Arendt LIJPHART, « Political Theories and the Explanation of Ethnic Conflict in the Western World: Falsified Predictions and Plausible Postdicdons ». dans J.M. ESMAN (dir.), Ethnic Conflict in the Western World, Ithaca : Cornell University Press,1979, pp. 53-54 ; Frans SCHRIJVER, Regionalism after regionalisation : Spain, France and the United Kingdom, Amsterdam : Amsterdam University Press , 2006, p.64 ; Luis MORENO, The federalization of Spain, London: Frank Cass, 2001.
[12] Frans SCHRIJVER, op.cit.
[13] Voir Yves LE BERRE et Jean LE DÛ, « Devoir et nécessité : à quoi sert le breton à ceux qui le parlent ? », La Bretagne Linguistique n° 20.
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