Un gel des tarifs réglementés d’électricité est-il juridiquement soutenable ?
Un « gel » des tarifs réglementés d’électricité a été annoncé le 4 décembre dernier. Décryptage de cette situation par Claudie Boiteau, Professeur de droit à l’Université Paris-Dauphine et Patrice Geoffron, Professeur d’économie à l’Université Paris-Dauphine.
« La marge de manœuvre du gouvernement est limitée et le gel des tarifs de l’électricité de décembre 2018 est directement exposé à un risque contentieux »
Quels sont les enjeux d’un gel des tarifs réglementés de vente de l’électricité ?
En réponse à des mouvements sociaux provoqués par les hausses de prix des carburants, le Premier ministre a annoncé le 4 décembre un gel des tarifs réglementés du gaz et de l’électricité « pendant l’hiver ». Pour le gaz, après une hausse de +16% depuis janvier 2018, une baisse est amorcée en décembre suivant le prix du pétrole, prolongée d’un recul de 1,9% en janvier (selon la Commission de Régulation de l’Énergie).
Mais, selon différentes estimations, les tarifs réglementés de vente d’électricité (TRVE) pourraient croître en 2019 de +3% à +8%, surpassant les variations observées depuis 2010 (+2%/an). Cette tension, dans un contexte de « défiance » à l’égard des variations de prix de l’énergie, constitue un problème plus massif encore que pour le gaz ou les carburants : les TRVE concernent 26 millions de consommateurs, ménages et professionnels consommant moins de 36 kVa (kilovoltampère).
Les consommateurs s’apprêtent à découvrir que l’exécutif ne peut déterminer un tarif déconnecté des fondamentaux du secteur : variation des prix de gros, hausse des coûts du nucléaire, financement des renouvelables, efforts d’efficacité, investissements dans les réseaux.
Comment les tarifs réglementés de vente d’électricité sont-ils établis ?
Pour résorber un « effet de ciseau », la loi NOME, du 7 décembre 2010, a organisé la convergence des TRVE avec les coûts de fourniture sur le marché, pour rendre ces tarifs « contestables », c’est-à-dire « réplicables » par les fournisseurs alternatifs à fin de concurrence de l’opérateur historique. Dans ce but, une méthode par « empilement des coûts » a été substituée en 2014 (D. n° 2014-1250) à une « couverture des coûts comptables » d’EDF (D. n° 2009-975) n’assurant pas cette « réplicabilité ». L’« empilement » superpose différentes « briques » : le prix d’accès régulé au nucléaire historique (ARENH), l’approvisionnement au prix de marché, la garantie de capacité, les coûts d’acheminement, les coûts de commercialisation et une rémunération normale de l’activité.
Sur cette base, depuis le 8 décembre 2015, le régulateur transmet annuellement ses propositions de TRVE (hors taxe) au gouvernement. La décision est réputée acquise en l’absence d’opposition dans un délai de trois mois. La Commission de Régulation de l’Énergie propose en août une évolution des TRVE et parfois en début d’année, lorsque les coûts d’approvisionnement des fournisseurs augmentent (comme attendu en 2019).
Néanmoins, l’existence des TRVE est fragile, car soumise au strict encadrement du droit de l’UE. À cet égard, le Conseil d’Etat, dans son arrêt du 18 mai 2018, Engie et ANODE, affirme qu’une tarification étatique entrave la concurrence, mais peut être justifiée par un objectif d’intérêt général de stabilité des prix, sous réserve de proportionnalité.
Or, par sa permanence et son spectre, la réglementation française est disproportionnée, de sorte que l’arrêté tarifaire 2017 aurait dû être annulé. À l’appui d’une certaine « ingéniosité contentieuse », le juge a sauvé l’arrêté considérant son rythme de révision annuel. Quant au champ d’application excessif, le juge en a limité les conséquences en annulant l’arrêté en tant qu’il s’applique aux « sites non résidentiels des grandes entreprises qui sont éligibles aux TRV ».
À quels risques contentieux un gel des tarifs est-il exposé ?
La marge de manœuvre du gouvernement est néanmoins limitée et le gel de décembre 2018 est directement exposé à un risque contentieux.
En premier lieu, la cohabitation des TRV et des offres de marché nécessite de trouver le point d’équilibre qui évite des prix abusivement bas et, à l’inverse, une rente pour le fournisseur historique. Sans surprise, cette tarification est l’objet d’un contentieux nourri devant le juge administratif, sous l’impulsion des fournisseurs alternatifs.
Ainsi, dans une décision du 18 mai 2016, Direct Énergie, le Conseil d’Etat a précisé que « l’empilement » excluait des TRVE artificiellement bas, inférieurs aux coûts comptables complets incluant les frais financiers. En revanche, il n’a pas entendu garantir un niveau de rémunération des capitaux propres.
Dès lors, un arrêté fixant des TRVE trop bas s’expose à la censure : le Conseil d’État a d’emblée réservé ce sort funeste à l’arrêté tarifaire du 30 octobre 2014 mettant en œuvre pour la première fois la méthode d’empilement (CE, 15 juin 2016, n° 386078, ANODE).
Dans le même train jurisprudentiel, le Conseil d’Etat a censuré l’arrêté du 28 juillet 2014 pour méconnaissance du principe de sécurité juridique. Cet arrêté gelait la hausse prévue, à compter du 1er août 2014, gel effectif jusqu’au 30 octobre 2014, date du nouvel arrêté. Il en est résulté un rattrapage de près d’un milliard d’euros imputé, sur dix-huit mois, aux clients TRVE.
Soulignons également que le Conseil d’Etat a suspendu, en référé, un gel des tarifs de gaz (CE, ord. n° 353554, 28 nov. 2011, ANODE) considérant que la menace « est de nature à créer un phénomène de ciseau tarifaire selon lequel les coûts complets de ces opérateurs seraient supérieurs aux tarifs réglementés (…) compromettant (…) l’objectif public d’ouverture à la concurrence ».
Notons que le projet de loi PACTE autorise le gouvernement à organiser, par voie d’ordonnance, la conformité des TRV du gaz et de l’électricité avec le droit de l’UE et de prévoir les conditions d’une extinction progressive des contrats et de transition vers une offre de marché.
Au total, une action durable sur les tarifs réglementés de vente d’électricité par les pouvoirs publics, sans distorsion, supposerait de réduire une taxe, comme la Contribution au service public de l’électricité, mais avec la nécessité de trouver d’autres financements du « service public de l’énergie » et du compte d’affectation spéciale « transition énergétique » (alors que la « programmation pluriannuelle de l’énergie » (PPE) a accru les ambitions en matière de renouvelables). À moins d’augmenter le plafond de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH), pour étendre l’accès des fournisseurs alternatifs au nucléaire, mais en pesant alors sur la rentabilité d’EDF, ce dont l’Etat actionnaire ne saurait se désintéresser.
Par Claudie Boiteau et Patrice Geoffron