Par Alexis Fourmont, Maître de conférences en droit public de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

La survenance de la pandémie n’a pas été sans conséquences sur le fonctionnement du Parlement, devenu hybride sans qu’une dématérialisation totale ne soit possible. Mais si le Parlement a su s’adapter à la crise sanitaire, le besoin a été ressenti au Palais Bourbon de prévoir un cadre juridique plus approprié. Ainsi, la résolution n° 3798 vise-t-elle à « faciliter le travail parlementaire en période de crise » et à donner des points d’appui juridiques aux pratiques exceptionnelles du premier confinement. Adoptée le 1er mars dernier, la résolution a été présentée par les groupes de la majorité, mais également par un groupe d’opposition (LR) et un groupe minoritaire (Libertés et Territoires, LT). L’UDI s’est abstenue. Hormis LFI, le Groupe de la Gauche démocrate et républicaine (GDR) et certains non-inscrits, tous les groupes y ont été favorables, ce qui contraste avec la dernière révision du règlement, discutée durant l’été 2019 par la seule majorité.

L’Assemblée nationale se dote-t-elle d’un droit parlementaire d’exception avec ce dispositif de crise ?

Prolongeant les travaux d’un groupe de travail transpartisan, la résolution tend à la modification « ciblée et opérationnelle » du règlement. Il ne s’agit pas tant se doter d’une « constitution de réserve » que, plus modestement, d’ajuster les modalités du travail parlementaire aux crises. À cette fin, l’article unique de la résolution prévoit un dispositif fondé sur les « circonstances exceptionnelles », et non pas le « cas de force majeure », en vue de circonscrire les dérogations envisagées.

L’idée d’un « droit parlementaire d’exception » dédoublant l’état d’urgence est exclue. En effet, la décision d’instaurer l’état d’urgence incombe aux organes exécutifs et les députés ont souhaité conserver la main sur ce dispositif de crise au nom du principe d’autonomie des assemblées.

L’objectif de ladite réforme consiste à établir un « service garanti » s’agissant des missions législatives, de contrôle et d’évaluation du Parlement, ce qui n’est pas sans rappeler l’impératif constitutionnel de capacité à agir s’imposant au Bundestag (Handlungsfähigkeit).

Par qui le dispositif de crise est-il déclenché ?

Plutôt que de prévoir un régime juridique reposant sur une gouvernance et des règles spécifiques, voire exorbitantes, les députés ont préféré que les instances habituelles agissent conformément aux procédures prévues par le droit parlementaire commun.

La résolution prescrit, avant toute prise de décision, une information des présidents de groupe. Cependant, cette décision est prise par la Conférence des présidents, dominée par les soutiens du Gouvernement. Certes, l’opposition y participe depuis les origines, puisque cette instance comprend les présidents des groupes notamment, mais les votes y sont pondérés depuis 1954. Ainsi, la majorité y demeure majoritaire et l’opposition minoritaire, chaque président de groupe bénéficiant d’un nombre de voix égal à celui des membres de sa formation. Les rapports de force structurant les assemblées se retrouvent donc au sein de la Conférence des présidents. D’ailleurs, l’usage veut, qu’en règle générale, on n’y vote point, l’issue des délibérations ne faisant guère de doute.

Certains orateurs se sont élevés contre ces modalités. Ainsi Philippe Gosselin (LR) a-t-il admis que le fait majoritaire se déploie, tout en regrettant que ne soit pas établie une majorité qualifiée. Cet argument a été mobilisé par d’autres groupes, dont les socialistes qui ont rappelé que chaque président de groupe dispose déjà d’un tel droit de veto s’agissant des procédures législatives simplifiées et, aussi, de prérogatives particulières concernant les modalités d’application du temps législatif programmé. En d’autres termes, il est techniquement possible de requérir l’unanimité ou, du moins, une majorité qualifiée au sens où il existe des précédents. L’UDI a dénoncé le fait que « la majorité parlementaire apprécie toute seule les circonstances exceptionnelles » et déposé des amendements en vue d’y remédier. Ni LFI ni LT n’ont été favorables à la centralité de la majorité s’agissant de l’évaluation du contexte de crise.

À titre de comparaison, le § 126 du règlement du Bundestag dispose que des dérogations peuvent être décidées à la majorité des deux tiers des membres du Bundestag présents dans le respect de la Loi fondamentale. Relatif à l’actuelle crise sanitaire et valable jusqu’au 31 mars 2021, le § 126-a est issu de cette procédure. Ainsi la Diète fédérale opte-t-elle pour le consensualisme avec une majorité qualifiée au lieu de s’en remettre à la décision de la seule majorité. Cela ne l’a pas empêchée de réviser son règlement dès le 25 mars 2020, soit une année avant l’Assemblée nationale.

Enfin, une « clause de revoyure » obligatoire est instaurée par la résolution : tous les 15 jours, la Conférence des présidents sera amenée à confirmer ou modifier ses décisions. Ce droit de regard a été salué par la plupart des commissaires aux lois, quoiqu’il ne remédie point à l’absence de majorité qualifiée.

Ce dispositif de crise tend-il à renforcer le Parlement ?

Pour conjurer le spectre d’une Assemblée incapable d’exercer ses missions, la résolution permet aux députés absents de participer aux discussions des réunions de commission et en séance publique et de voter à distance.

Les députés se sont efforcés de respecter la configuration politique de la chambre et la jurisprudence constitutionnelle avec les exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire ainsi qu’avec le principe du vote personnel.

En outre, le règlement comporte de multiples références à la présence physique des députés, notamment avec le principe du vote à main levée, le vote par assis et levé, ou encore le vote à la tribune. La plupart des groupes souhaitaient donc le réviser pour le faire correspondre à la réalité des temps de crise.

Ainsi, le vote à distance est autorisé dès lors que la présence des députés est à ce point limitée que les délégations de vote ne permettront pas à chaque élu d’exprimer son suffrage. Mais cela ne concernera que les votes sur l’ensemble d’un texte et ceux tenus sur des déclarations du Gouvernement effectuées en application de l’article 50‑1 de la Constitution. Cette faculté est, néanmoins, sous-tendue par la question juridique et matérielle de la sécurisation du vote à distance.

Les députés n’en ont pas voulu pour les votes portant sur la responsabilité du Gouvernement, ou encore pour ceux qui ont trait à des nominations. Tel n’est pas le cas non plus des votes intervenant sur les amendements et les articles.

Les commissions pourront procéder à la nomination de rapporteurs ou à l’adoption de rapports d’information à distance. Une « boîte à outils » a été imaginée et, par exemple, les députés bénéficieront de l’augmentation du nombre maximal de questions écrites, ou encore des contributions écrites, dont la portée semble moindre que celle des débats contradictoires (même menés de façon hybride). S’agissant des questions écrites, elles ne risquent d’être utiles que si les ministères y répondent plus promptement qu’à l’accoutumée et on perçoit mal ce qui, en période de crise, pourrait accélérer leur traitement.

Ainsi la « juridicisation » du Parlement de crise arrive-t-elle après sa pratique, sans que le Sénat ait éprouvé la nécessité de faire évoluer son règlement. L’instauration d’une majorité qualifiée pour l’évaluation des circonstances exceptionnelles aurait sans doute été préférable afin de susciter le consensus. S’agissant des outils mis à la disposition de l’Assemblée nationale, leur (éventuelle) pratique permettra de juger de leur efficacité concrète, l’essentiel étant d’éviter que ce dispositif de Parlement de crise n’alimente la crise du Parlement. En tout état de cause, le Conseil constitutionnel sera amené à se prononcer sur cette révision et notamment sur sa conformité aux principes de participation des parlementaires aux travaux de leur chambre et de la liberté d’exercice du mandat parlementaire.