L’Union européenne actualise sa « liste noire » européenne des juridictions non coopératives d’un point de vue fiscal
Par Alexandre Maitrot de la Motte, Professeur de droit public à l'Université Paris-Est Créteil (UPEC).
Par Alexandre Maitrot de la Motte, Professeur de droit public à l’Université Paris-Est Créteil (UPEC)
Ce lundi 22 février, l’Union européenne a actualisé la « liste noire » européenne des juridictions non coopératives d’un point de vue fiscal, qui comprend actuellement douze États et territoires. La Dominique y a été ajoutée, alors que la Barbade a été transférée de la « liste noire » à la « liste grise ». Le Maroc, la Namibie et Sainte-Lucie quittent pour leur part la « liste grise ». Enfin, faute d’un accord unanime lors du Conseil des affaires économiques et financières qui s’est tenu le 16 février, la Turquie reste sur la « liste grise » et n’est pas inscrite sur la « liste noire ». Son cas devrait être rediscuté en mai prochain.
En quoi la « liste noire » européenne des juridictions non coopératives d’un point de vue fiscal consiste-t-elle ?
Dans le cadre de la stratégie extérieure de l’Union européenne « pour une imposition effective », et en vue de lutter contre la fraude et l’évasion fiscales, les États membres, dans le cadre du Conseil des affaires économiques et financières, ont adopté et mettent régulièrement à jour une liste des « juridictions fiscales non coopératives ». Cette liste s’ajoute aux listes nationales éventuellement dressées par les États, selon des processus propres à chacun d’entre eux. Ces listes nationales identifient ce que l’on appelle communément des « paradis fiscaux », qui sont tantôt des États ou territoires (« juridictions fiscales ») dont le niveau d’imposition est faible, tantôt des États ou territoires qui ne coopèrent pas suffisamment (notamment via des échanges de renseignements) pour lutter contre l’évasion fiscale internationale.
Pour sa part, la « liste noire » européenne des juridictions non coopératives d’un point de vue fiscal a pour objet l’identification des États et territoires tiers à l’Union européenne qui, par leur absence de coopération, se livrent à une concurrence fiscale dommageable en ne respectant pas des standards de bonne gouvernance fiscale. À cet effet, trois critères d’inscription ont été définis lors du Conseil Ecofin du 8 novembre 2016 : ils ont trait à la transparence fiscale, à l’équité fiscale et à la mise en œuvre des mesures préconisées par l’OCDE en matière de lutte contre l’évasion fiscale internationale.
L’évaluation des États ou territoires qui sont susceptibles de remplir ces critères et d’être inscrits sur la « liste noire » est effectuée par le « groupe Code de conduite ». Ce groupe a été créé en 1998 en vue d’évaluer les mesures fiscales qui sont prises par les États membres et qui ne respectent pas les dispositions du « Code de conduite en matière de fiscalité des entreprises » destiné à éviter la concurrence fiscale dommageable au sein de l’Union européenne. Composé de représentants des États membres, ce groupe a vu son mandat être élargi à l’évaluation des systèmes fiscaux des « pays tiers », sur le fondement des trois critères définis lors du Conseil Ecofin du 8 novembre 2016. Après que la Commission européenne a identifié les « juridictions fiscales » à risques, ces critères sont appréhendés par le « groupe code de conduite » en tenant compte des travaux d’évaluation parallèlement menés au sein du Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales et du cadre inclusif de l’OCDE visant à lutter contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices. De même, des discussions bilatérales sont menées avec les États et territoires concernés. À l’issue de ce processus d’instruction, le Conseil des affaires économiques et financières arrête la « liste noire », régulièrement révisée, des « juridictions non coopératives d’un point de vue fiscal ». La « liste noire » publiée le 22 février 2021 comporte Guam, les Samoa américaines et les Îles Vierges américaines (aucun engagement pris), Fidji, Palau, Samoa et le Vanuatu (engagements non respectés dans les temps) et Anguilla, la Dominique, Panama, les Seychelles et Trinité-et-Tobago (problèmes majeurs de transparence). Elle est complétée par une « liste grise » qui identifie les États et territoires ayant pris des engagements en vue de respecter les trois critères de la bonne gouvernance fiscale. La « liste grise » publiée le 22 février 2021 comprend l’Australie, la Barbade, le Botswana, l’Eswatini, la Jamaïque, la Jordanie, les Maldives, la Thaïlande et la Turquie.
Quelle est la raison d’être de cette « liste noire » européenne des juridictions non coopératives d’un point de vue fiscal ?
Cette « liste noire » s’inscrit dans le cadre de la stratégie extérieure de l’Union européenne en matière de lutte contre la fraude et l’évasion fiscales, et entend convaincre les « pays tiers » de respecter les standards européens en la matière, de coopérer avec l’Union et ses États membres, et de ne pas se livrer à une concurrence fiscale qui soit dommageable pour les États membres.
Cette stratégie extérieure est le complément nécessaire de la politique de lutte contre la concurrence fiscale dommageable menée au sein de l’Union depuis la fin des années 1990. Au moyen du « Code de conduite en matière de fiscalité des entreprises », les États membres se sont engagés, en 1997, à démanteler les dispositifs nationaux constitutifs d’une concurrence fiscale dommageable : car si la concurrence fiscale possède des vertus, le risque de moins-disant fiscal et l’absence de coopération favorisent l’évasion fiscale internationale, que les États membres entendent combattre ensemble afin de ne pas abandonner leur souveraineté fiscale au marché. Dans un tel contexte, il existe alors un risque de perte d’attractivité de l’Union européenne et de déplacement de la concurrence fiscale si, en même temps, les « pays tiers » ne s’alignent pas sur les standards européens. Le démantèlement de la concurrence fiscale au sein de l’Union européenne serait vain – et même contreproductif – si les contribuables pouvaient se placer sous des cieux fiscaux trop cléments, en dehors de l’Union européenne.
En établissant et en actualisant régulièrement une « liste noire », l’Union européenne identifie les États et territoires qui ne respectent pas ses standards de bonne gouvernance fiscale. Et elle entend les convaincre d’adopter ces standards, comme en témoigne l’existence de la « liste grise » des États et territoires qui s’engagent à coopérer. Au regard des difficultés inhérentes à ces standards, les spécificités des pays en développement sont prises en considération.
Quelles sont les conséquences de l’existence de la « liste noire » et de la « liste grise » ?
Dès qu’un État ou territoire est inscrit sur l’une des listes, cette inscription lui est notifiée. Cette notification comporte des explications claires sur les raisons de cette inscription et sur les mesures qu’il devrait prendre pour être retiré de la liste. L’objectif de l’Union européenne est de convaincre plutôt que de contraindre.
La volonté de nombreux « pays tiers » de ne pas figurer sur les listes européennes les a conduits, depuis 2017, à démanteler plus de 120 régimes fiscaux dommageables. Elle explique également qu’une dizaine de « pays tiers » coopère désormais dans le cadre de l’OCDE aux fins de lutter contre l’évasion fiscale internationale : ils ne se comporteraient pas ainsi si l’Union européenne ne les en avait pas convaincus.
Bien entendu, certains « pays tiers » persistent à ne pas coopérer et à ne pas respecter les exigences inhérentes à la bonne gouvernance fiscale. La « liste noire » présente alors un double intérêt. Le premier est celui de la stigmatisation, selon la logique contemporaine dite du « Name and Shame » : certaines entreprises multinationales y sont sensibles ; et des États membres peuvent unilatéralement s’y référer pour prendre des contre-mesures. Pour sa part, le second intérêt est l’existence de contre-mesures prises ensemble par les États membres : en cas d’inscription sur la « liste noire », chaque État membre doit en effet prendre une des quatre contre-mesures prévues par une décision du Conseil de 2019. Si, comme la Commission l’a indiqué dans son « paquet fiscal » du 15 juin 2020, ces contre-mesures devraient certainement être renforcées, elles montrent le paradoxe de la souveraineté fiscale européenne : en exerçant en commun leur souveraineté fiscale, les États membres la renforcent plus qu’ils n’y renoncent.