Les faiblesses du dispositif anti-crise de la Commission européenne face au Covid- 19
Par Claude Blumann, professeur émérite de l’Université Panthéon-Assas (Paris II), Chaire Jean Monnet de droit européen.
Par Claude Blumann, professeur émérite de l’Université Panthéon-Assas (Paris II)
Chaire Jean Monnet de droit européen
La crise du coronavirus a surpris l’ensemble des pays européens, peu adaptés à une pandémie de cette importance, mais aussi la Commission européenne. Celle-ci, installée depuis le 1er décembre 2019, n’avait guère eu le temps se préparer à un épisode de cette ampleur. Lors de son discours d’investiture du 16 juillet 2019, la Présidente Ursula Von Der Leyen avait dégagé six grandes ambitions qui devaient constituer les priorités de sa mandature (2019-2024). Sur ces six priorités, trois d’entre elles touchaient à des questions dont la gravité était reconnue par la plupart des responsables et qui s’étaient aussi imposées dans le débat public lors des élections européennes de mai 2019 : l’urgence climatique, illustrée ensuite par le Pacte vert européen ou green deal, une Europe adaptée à l’ère du numérique, pour contrer la domination américaine ou chinoise dans le domaine des technologies de pointe et de l’intelligence artificielle, et la protection (devenu promotion) du mode de vie européen, pour rappeler les valeurs sur lesquelles repose l’Union et répondre de manière ordonnée au défi migratoire.
Mais aucune de ces priorités pas plus que les trois autres n’évoquait les problèmes de santé publique, a fortiori de lutte contre les épidémies de dimension internationale. L’Union pouvait-elle réagir (I), comment (II) et peut-on aujourd’hui esquisser un bilan partiel (III) ?
I – Compétences de l’Union dans le domaine de la santé
Il est connu et inlassablement répété que l’Union ne dispose en matière de santé publique que de faibles compétences. Il s’agit de ce que le traité de Lisbonne a appelé les domaines d’appui, de complément et de coordination (art. 6 TFUE) dans lesquels l’Union se borne à venir au soutien des Etats membres et ne peut en aucune manière harmoniser les législations nationales, autrement dit légiférer. Encore que, et cela depuis la crise de la vache folle, l’ex-traité CE prévoit que les « enjeux communs de sécurité en matière de santé publique » (art. 4 § 2 point k TFUE) relèvent de la compétence partagée entre l’Union et les Etats membres, de même qu’en matière d’environnement, qui constitue aussi une compétence partagée, la « protection de la santé des personnes » fasse partie des objectifs de cette politique (art. 191 § 1er TFUE). Or, s’il est vrai qu’en présence d’une compétence partagée, le principe de subsidiarité s’applique pleinement, lequel ne donne compétence à l’Union pour agir que lorsque que les Etats membres pris isolément ne peuvent atteindre les objectifs poursuivis et que l’Union peut mieux faire (art. 5 § 3 TUE), il est peu niable qu’une telle crise, par son ampleur internationale dès l’origine et son développement fulgurant, habilitait d’emblée l’Union à prendre les mesures requises.
Si besoin pouvait également être convoqué l’article 196 TFUE qui érige la protection civile au rang également de compétence d’appui, de complément et de coordination. Cette disposition vise en effet « à renforcer l’efficacité des systèmes de prévention des catastrophes naturelles ou d’origine humaine et de protection contre celles-ci ». Là encore l’Union ne peut légiférer mais elle peut prendre des mesures visant à compléter l’action des Etats membres aux niveaux national, régional et local. Au même titre, mais localisé dans les dispositions du traité relatives à l’action extérieure de l’Union, l’article 222 TFUE instaure une « clause de solidarité » invitant l’Union et les Etats membres à agir conjointement, dans un esprit de solidarité, si un Etat membre est l’objet d’une attaque terroriste ou la victime d’une catastrophe naturelle ou d’origine humaine. Si un cas de figure de cette nature vient à se produire, un Etat membre peut faire appel à l’assistance de ses partenaires et ces derniers doivent lui apporter leur soutien dans le cadre d’une action coordonnée au sein du Conseil. Peu invoquée d’une manière générale, dans la mesure où son objectif militaire occulte largement les aspects civils, cette clause de solidarité est néanmoins visée dans certaines législations, telle la décision du 17 décembre 2013 qui instaure un mécanisme de protection civile de l’Union (v. infra).
Ainsi la Commission, qu’elle agisse comme organe de décision ou au titre de ses pouvoirs de proposition ou d’exécution, dispose-t-elle de bases juridiques solides pour faire face à des situations de crise. Mais lorsque l’épidémie de Covid- 19 commence à se propager en Europe et notamment en Italie, c’est le contraire qui se produit. Ce sont les Etats membres, eux-mêmes avec retard, qui prennent les choses en main et adoptent des mesures de lutte contre la pandémie, mais le plus souvent en ordre dispersé et parfois au détriment des principes et règles de base du droit de l’Union (restrictions aux libertés de circulation des marchandises et des personnes, mise entre parenthèses de l’espace Schengen).
II – Moyens d’action de la Commission
Pourtant l’Union – et plus particulièrement la Commission – n’était pas dépourvue de moyens d’action. Certes l’exécutif comme l’on dit souvent, ne dispose pas d’une véritable administration de terrain, mais les services de Bruxelles ne sont pas complètement démunis. Ainsi ne serait-ce qu’au niveau des commissaires, plusieurs d’entre eux disposent de compétences pour intervenir dans le domaine de la santé et des problèmes graves qui peuvent survenir. C’est le cas dans l’équipe Ursula Von Der Leyen, de la commissaire Stella Kyriakides (Chypriote) qui gère le portefeuille de la santé et de la sécurité alimentaire. Il en va de même du commissaire Janez Lenarcic (Slovène), à qui échoit le portefeuille de la gestion des crises. Or, et il y a là un motif d’étonnement, ces deux commissaires ne relèvent pas de la même équipe autrement d’un même groupe, au sens des six priorités fixées par la Présidente élue. La santé se trouve intégrée dans le groupe « promouvoir notre mode de vie européen », alors que la gestion des crises fait partie du groupe « Une Europe plus forte sur la scène internationale » dirigé, faut-il le rappeler, par le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la PESC (l’Espagnol Joseph Borrell).
De plus, si l’on se réfère à la lettre de mission de la commissaire à la santé qui date de septembre 2019, il est certain que les problèmes de lutte contre les pandémies ne sont pas ignorés, puisque sa tâche consiste entre autres à lutter « contre les maladies et les épidémies ». Il lui faut aussi se concentrer sur un plan d’action sanitaire contre la résistance aux antimicrobiens et travailler en liaison avec les partenaires internationaux. Mais le centre de gravité de toute action relève du commissaire Lenarcic. Sa lettre de mission le conduit à s’occuper principalement des questions de protection civile dans l’Union et moins de gestion de crises internationales, comme son rattachement au groupe dirigé par le haut représentant pourrait le laisser penser. En effet sa mission principale est « d’aider à prévenir et à réagir rapidement aux crises au sein de l’Union, afin de protéger les citoyens et notre environnement… ». Sans entrer dans les détails, le document préfigure d’une manière saisissante ce que peut être une pandémie du type du coronavirus. Se fondant sur l’article 196 TFUE (protection civile), la lettre de mission le désigne comme coordinateur, c’est-à-dire comme « plaque tournante opérationnelle unique pour gérer la réponse rapide et efficace de l’UE face à un large éventail de crises à la maison et dans le monde ».
A ce titre, le commissaire Lenarcic dispose – outre une direction générale (ECHO) assez bien dotée en effectifs (environ 850 agents) – d’un outil nouveau mis en place en 2016 : le Centre de coordination des interventions d’urgence. Cet organisme, institué sur la base d’une décision de 2013, relative à un mécanisme de protection civile dans l’Union, regroupe une trentaine d’agents. Un règlement de 2016 précise les conditions de fourniture d’une aide d’urgence dans l’Union et une décision de mars 2019 instaure une réserve européenne de protection civile, dite RescEU « instituée pour fournir une aide dans des situations d’une ampleur particulière lorsque les capacités globales existantes au niveau national et les capacités affectées au préalable par les États membres à la réserve européenne de protection civile… » ne suffisent pas. Elle est dotée d’environ 500 millions d’euros, gérés par la Commission.
Or il apparaît clairement que la réaction de la Commission s’est révélée insuffisante et tardive. La première réaction du commissaire à la gestion des crises en relation avec celle de la santé a eu lieu le 28 janvier 2020. Elle concernait l’aide au rapatriement de citoyens européens se trouvant à l’étranger, notamment en Chine dans la province de Wuhan. Le même jour, la commissaire à la santé annonçait une « réponse forte et coordonnée à l’évolution de la situation du coronavirus, à l’extérieur et à l’intérieur de l’Union » au moyen notamment du Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (v. infra). Le 10 février, le commissaire Lenarcic pointait le retour de plusieurs centaines de citoyens européens. Le 24 février un crédit de 242 millions d’euros est débloqué via le mécanisme de protection civile de l’UE, dont 114 en direction de l’OMS, 100 millions pour la recherche en partenariat public-privé, 3 millions pour le rapatriement de citoyens européens de Chine, sans oublier l’envoi de matériel (masques, gants) au profit de la Chine. Le même jour, les deux commissaires arrêtent le principe d’une mission d’aide à l’Italie, mais elle ne commence effectivement que le 7 avril, soit sept semaines plus tard, ce dont on imagine les conséquences catastrophiques compte tenu de la gravité de la situation dans ce pays. Le 2 mars, la Présidente annonce la mise en place d’une « équipe de réponse à la crise » composée de cinq commissaires (santé, gestion des crises, mais aussi affaires intérieures (Ylva Johansson, Suédoise), transports (Adina Valean, Roumaine) et affaires économiques (Paolo Gentiloni, Italien). Le 19 mars la Présidente décrète la mise en place dans le cadre de la réserve « rescEU » (relevant aussi de la protection civile) d’un stock stratégique d’équipements médicaux tels que des ventilateurs et des masques de protection pour aider les pays de l’UE, d’un montant de 50 millions d’euros.
III – Bilan mitigé
Alors, on peut se demander ce qui a manqué au dispositif anti-crise pour qu’il accomplisse correctement sa tâche. Le Centre de coordination des interventions d’urgence ne semble pas plus mal doté en ressources humaines que ses homologues d’autres secteurs. Les systèmes RAPEX (produits non alimentaires) et RASSF (produits agricoles et alimentaires) sont gérés directement « en régie » par la Commission, au sein des directions générales Justice et consommateurs pour le premier et Agriculture pour le second. Le RASSF, créé après l’affaire de la vache folle, a permis de contrôler la plupart des crises alimentaires survenues depuis cette date (grippe aviaire, soja espagnol, viande de cheval). D’autres dispositifs et structures ont vu le jour, suite toujours à la crise de l’ESB : un système d’alerte précoce et de réaction (SAPR ou EWRS)) qui fait office de réseau de communication permanente entre la Commission et les autorités sanitaires compétentes des États membres en vue de la prévention et du contrôle de certaines catégories de maladies transmissibles. Ce système est géré techniquement par un Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC), créé en 2004, qui a son siège à Stockholm, et qui constitue une agence décentralisée de l’UE. Fort d’environ 300 agents, cette agence se voit chargée entre autres « d’assurer une détection précoce et une analyse des menaces émergentes pour l’UE et d’aider les pays de l’UE à se préparer aux épidémies ». Mais en réalité cet organisme se cantonne essentiellement à un rôle d’étude et d’information au profit des Etats membres et des institutions de l’Union. A cet aréopage s’ajoute encore un centre de sécurité sanitaire (CSS), créé en 2001, qui s’apparente à un comité de comitologie, formé donc de représentants des Etats membres, qui assiste la Commission pour les mesures à prendre.
L’Union européenne est donc bien dotée en structures pour ce qui est de la lutte contre les épidémies, les pandémies, etc. La relative légèreté des structures n’est pas un handicap, puisque l’Union européenne n’a pas en soi vocation à intervenir sur le terrain. Il y a là une illustration du principe dit d’administration indirecte selon lequel c’est aux Etats membres qu’incombe la charge de mise en œuvre du droit et des politiques de l’Union. Mais un tel principe comporte une faiblesse intrinsèque : de par leur nature, de tels dispositifs ne permettent de réagir qu’en plusieurs temps. L’Union apparaît ainsi comme une sorte de plateforme qui reçoit des informations, qui les gère et ensuite retransmet aux Etats membres ou à ceux d’entre eux qui sont chargés plus particulièrement d’intervenir. On est certes tout à fait dans le rôle d’appui, de complément et de coordination qui ressort de l’article 6 TFUE, mais ceci peut générer des lenteurs ou un manque d’efficacité.
A la complexité du système, il faut ajouter là comme ailleurs la réactivité des personnes. Les relations entre les DG santé et sécurité alimentaire et gestion des crises n’ont pas été au meilleur et la mise en place d’une structure centrale elle-même ne s’est pas opérée au mieux puisqu’à l’équipe d’intervention, présidée par la présidente et composée de cinq membres (v. supra) se sont joints ensuite, pour porter les aspects politiques de la crise, les commissaires Thierry Breton (marché intérieur), Margrethe Vestager (concurrence) et le vice-président exécutif Valdis Dombrovskis (affaires économiques). Mais curieusement ni le commissaire Frans Timmermans (responsable du pacte vert pour l’Europe), pourtant premier vice-président exécutif de la Commission et « poids lourd » de la Commission, ni le Haut représentant de l’Union – Joseph Borrell – pourtant responsable de toute l’action extérieure de l’Union n’y ont été associés.
Ainsi après un démarrage assez lent, la Commission fait-elle flèche de tout bois pour marquer sa présence et jouer un rôle central dans la gestion de la crise du coronavirus. Une feuille de route commune aux Présidents Ursula Von Der Leyen et Charles Michel a été adoptée le 15 avril en vue d’organiser le déconfinement progressif de l’Europe. Les sites web de l’Union font apparaître à satiété la longue liste des mesures adoptés par les institutions, d’où ressortent en particulier les centaines de milliards d’euros mobilisés par l’ensemble de organismes financiers de l’Union (BCE, BEI, budget et cadre financier pluriannuel, non encore adopté au demeurant, sans oublier les interventions possibles du mécanisme européen de stabilité…). Malgré tout, le discours a du mal à se faire entendre, et les interventions de la présidente de la BCE comme celle de la Commission n’ont pas toujours atteint le but recherché. Là encore se posent des problèmes de communication. Les informations orientées, déformées, voire les infox en provenance de la Chine ou d’autres Etats autoritaires rendent parfois inaudibles le discours de la Commission. L’aide envoyée à la Chine au début de la crise a été complètement passée sous silence. Et cela pose les questions sempiternelles : qui parle pour l’Europe, à qui parle l’Europe et notamment la Commission et comment parle l’Europe (en anglais seulement, et par tweeter et le centre de presse, cela suffit-il ?).
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