Le syndrome de l’article 16
Par Valérie Dervieux, Présidente de la chambre de l’instruction, cour d’appel de Paris.
Par Valérie Dervieux, Présidente de la chambre de l’instruction, cour d’appel de Paris
Rudolf von Jhering : « Ennemie jurée de l’arbitraire, la forme est la sœur jumelle de la liberté ».
La Constitution du 4 octobre 1958 permet, en cas de crise, de confier des pouvoirs exceptionnels au Président de la République. C’est le fameux article 16.
La disposition, souvent contestée, véritable marqueur de la 5e République, a pour origine la « crise épouvantable » de 1940 : « il n’y avait plus moyen d’obtenir, dans les circonstances où l’on était, un fonctionnement régulier des pouvoirs de la République » (Charles de Gaulle).
L’article 16, véritable marqueur d’une justice pénale en crise ?
Le président de la République, dans son discours du 16 mars 2020, a répété à 5 reprises « Nous sommes en guerre » et a fixé, dans son intervention télévisée du 13 avril 2020, au 11 mai 2020, le début de « déconfinement » selon des modalités restant à préciser.
Et c’est un article 16, celui de l’ordonnance n°2020-303 du 25 mars 2020 prise en application de la loi d’habilitation n° 2020-290 du 23 mars 2020, qui suscite la polémique1.
La volonté de garantir l’objectif constitutionnel de continuité du service public, de faire fonctionner une « justice pénale de l’essentiel »2 dédiée au maintien de l’ordre public (art 11 de la loi) sous « contrainte covidienne » (art 1 de l’ordonnance) justifiait-elle une prolongation « de plein droit de deux mois lorsque la peine d’emprisonnement encourue est inférieure ou égale à cinq ans et de trois mois dans les autres cas » (art 16) des « détentions provisoires en cours ou débutant de la date de publication de la présente ordonnance à la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire déclaré » (art 15) ?
La disposition serait contraire aux « grands principes » qui fondent notamment notre justice pénale : la non rétroactivité, l’accès au juge, la présomption d’innocence, la séparation des pouvoirs, les droits de la défense, la proportionnalité, le droit à un procès impartial, etc.
Cette nécessaire réflexion sur les principes généraux du droit pénal ne doit pas empêcher des questions « pratico-pratiques »
Les praticiens du droit s’interrogent aussi, de manière plus « terre à terre », sur l’efficacité de ce texte tel que précisé notamment dans le cadre de sa circulaire d’application du 26 mars 2020 également contestée : était-il possible au regard des autres instruments jurisprudentiels et légaux disponibles de faire « sans » ?
Quid de la force majeure ?
Alors que les premières décisions fondées sur la force majeure « Covidienne » ont été rendues, le recours à la notion de circonstance « imprévisible insurmontable et extérieure » – étayée et motivée à l’aune d’une jurisprudence foisonnante de la chambre criminelle de la Cour de cassation – n’était-il pas suffisant ?
Qu’ont fait d’autre, même de manière contestée, chacun dans sa sphère de compétence, le Conseil Constitutionnel en évoquant les « circonstances particulières » à l’occasion de l’examen de la constitutionnalité de la loi organique d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 et le Conseil d’État via la théorie des « circonstances exceptionnelles » ?
La notion avait d’ailleurs fait, juste avant la publication de l’ordonnance du 25 mars, l’objet d’une « compil » du service de documentation de la Cour de cassation à destination des magistrats. Certes, l’utilisation de ce moyen de droit nécessite débats contradictoires et motivation dédiées, mais le cadre est connu, maîtrisé et sérié par une jurisprudence de la haute cour.
Les autres mesures prescrites par l’ordonnance du 25 mars n’étaient-elles pas suffisantes ?
L’ordonnance du 25 mars prévoit tout un panel d’« assouplissements » dont de nombreux praticiens et auteurs estiment qu’ils sont déjà attentatoires aux principes susvisés et, en tout état de cause, largement suffisants :
- augmentation des délais dans lesquels les juges peuvent rendre leurs décisions et les requérants déposer leurs demandes (art 2, 17 et 18) ;
- « dématérialisation » des audiences via le recours à la visioconférence ou à tous dispositifs techniques appropriés, voire à l’écrit (art 5 et 19) ;
- aménagement du principe de publicité des audiences (art 7) ;
- « mutualisation » de la justice : assouplissement des conditions de remplacement des juges spécialisés (art 12), possibilité de déléguer une partie du contentieux vers une autre juridiction du ressort (art 6) et recours au « juge unique » (art 8 à 11).
Mais surtout, les dispositions de l’article 16 sont-elles efficaces ?
Elles sont à tout le moins le mérite de susciter des débats passionnés dans toutes les sphères de la vie publique démontrant la persistance d’une vitalité doctrinale même confinée3.
Mais au-delà, la légitime nécessité de faire « tourner la machine » avec moins de personnels judiciaires et moins de contacts est-elle facilitée par l’article 16 ?
Enfin, si l’on ne peut contester que les durées des instructions préparatoires seront impactées par les contraintes de l’état d’urgence sanitaire, cela nécessitait-il une détention provisoire prolongée « de plein droit » ?
Sur le terrain, force est de constater que :
Les recours contre les décisions des juges d’instruction, juge des libertés et de la détention en matière de mesures de sûreté – de la part des détenus, de leurs conseils comme du parquet dans le cadre de référés détention – se démultiplient dans des proportions telles que l’ajout d’audiences pour « traiter le stock » est déjà évoquée via la révision des PCA (plan de continuité d’activité des juridictions).
Au surplus, et alors même que l’article 16 rappelle « la possibilité pour la juridiction compétente d’ordonner à tout moment, d’office, sur demande du ministère public ou sur demande de l’intéressé, la mainlevée de la mesure, le cas échéant avec assignation à résidence sous surveillance électronique ou sous contrôle judiciaire lorsqu’il est mis fin à une détention provisoire » (art. 147 et 201 CPP), l’impact psychologique d’une « prolongation de plein droit » sur les détenus provisoires et leurs familles est réel.
Cette mesure, dont ils ont le sentiment qu’elle les « prive » injustement de l’accès à « leur » juge dans le cadre d’un « rendez-vous » judiciaire attendu à jour fixe, contribue probablement à la multiplication des demandes et des recours.
Enfin, les interprétations de l’article 16 de l’ordonnance suscitent d’ores et déjà des jurisprudences divergentes4 qui alimenteront de nouveaux contentieux pour l’ «après ».
Ce n’est sans doute pas un hasard si la Cour de cassation nous informe qu’elle entend faire le job en statuant « rapidement » sur les pourvois (art 567 ss CPP ) relatifs notamment aux détentions provisoires / mandats d’arrêt européens, en traitant les demandes de transmission de questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) au Conseil Constitutionnel5 et enfin, en répondant aux demandes d’avis. Sauf que, en application de l’article 706-64 CPP, les questions en matière de détention provisoire sont exclues desdites demandes d’avis…
Dans une tribune au Monde du 10 avril dernier, le professeur Nicolas Molfessis évoquait le risque de « far West » juridique dans une situation inédite où le besoin de droit est encore plus fort.
Gageons que le far West pénal pourra être «confiné » à de justes proportions grâce au travail des juges et des chefs de juridiction sous la vigilante « attention » des avocats.
(1) Quand la détention provisoire devient un internement administratif, 6 avril 2020, R LETTERON.
(2) Arrêté du 14 mars 2020; Circ. du 14 mars 2020 relative à l’adaptation de l’activité pénale et civile des juridictions aux mesures de prévention et de lutte contre la pandémie Covid-19.
(3) Dalloz actu 9 avril 2020 « La prorogation de la détention provisoire, de plein droit et hors du droit » JB Perrier ; Le Monde 4 avril 2020 « Coronavirus : le Conseil d’État valide la prolongation de la détention provisoire sans juge » JB Jacquin ; La Croix, 9 avril 2020, « Coronavirus : l’allongement de la détention provisoire inquiète les magistrats » Ludovic Séré ; Dalloz actu 21 mars 2020 : Procédure pénale et principe de réalité : covid de sens ? ; Dalloz actu 17 mars 2020 : La justice pénale française en état d’urgence sanitaire.
(4) Nécessité ou non d’un débat devant le JLD pour les détentions en cours ou les saisines déjà opérées et nature de la décision rendue dans ce cadre; application aux détentions en cours ou aux seules détentions « in fine » des prolongations de délais ; nature et recours contre les écrits de toute nature par lesquels les juges d’instruction font savoir qu’ils ne saisiront pas le JLD en application de l’article 16 de l’ordonnance, consistance de la « sur motivation de l’article 145-3 CPP, notion de « délai raisonnable », etc.).
(5) La Cour de cassation est déjà saisie, au 9 avril 2020, de 2 QPC relatives aux nouvelles infractions de non-respect du confinement.
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