Le plafonnement des indemnités prud’homales peut-il encore être appliqué ?
A trois reprises, le barème encadrant les indemnités versées en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse a été rejeté par un Conseil des prud’hommes. Les juges ont refusé d’appliquer cette mesure instaurée par les ordonnances de la Loi Travail de septembre 2017.
« Selon que vous serez salarié Troyen ou Manceau, les jugements de cour… »
Par Jean-Emmanuel Ray, Professeur à l’École de Droit de Paris I – Sorbonne, Membre du Club des juristes
Pourquoi ces contentieux à répétition en quelques semaines ?
En raison de l’insoluble conflit des logiques qu’il sous-tend (voir ce Blog, 3 juillet 2017), le principe même du plafond d’indemnisation des dommages-intérêts dus en cas de licenciement jugé sans cause réelle sérieuse issu de l’ordonnance du 22 septembre 2017 avait été contesté par tous les syndicats, mais aussi de très nombreux avocats directement impactés (cf. l’argumentaire du Syndicat des Avocats de France mis en ligne le 6 février 2018 sur www.lesaf.fr). Il n’est donc guère étonnant que des conseils de prud’hommes se prononcent aujourd’hui sur la conventionnalité de l’article L.1235-3 du Code du Travail, et qu’une vaste publicité soit assurée aux jugements montrant « une résistance des juges » : de Troyes le 13 décembre 2018, d’Amiens le 19 décembre, de Lyon le 21 décembre. Nous ne sommes d’ailleurs qu’au début de ces procès de masse, même si les décisions, de valeur inégale, rendues par trois de nos 210 Conseils de prud’hommes ne peuvent « faire jurisprudence ».
Dans ces trois décisions prud’homales récentes, de quoi s’agit-il exactement ?
Il ne s’agit pas de l’une des hypothèses légales permettant au juge de dépasser le plafond, exceptions essentielles s’agissant du respect de nos engagements internationaux (voir infra). Ainsi en cas de violation d’une liberté « fondamentale », d’une mesure de rétorsion suite à un harcèlement, et autres discriminations au régime probatoire très favorable à la présumée victime, qui conduit à la nullité du licenciement et donc en principe à une « réintégration » ordonnée dans le poste. Ou au déplafonnement si le salarié ne la souhaite pas, avec doublement du plancher d’indemnisation passant de trois à six mois minimum de dommages-intérêts.
Il ne s’agit pas non plus des nouveaux chefs de demande s’étant multipliés depuis fin 2017 afin d’obtenir davantage de dommages-intérêts tout en respectant le plafond. Le plus banal est le retour du licenciement prononcé dans des conditions vexatoires pour le salarié, donc littéralement « abusif » : ainsi du licenciement par SMS, ou du sac-poubelle contenant ses affaires laissé devant son bureau fermé à clé: réparation du préjudice moral. Ce qu’a rappelé le Conseil des prud’hommes du Mans le 26 septembre 2018 pour, lui, légitimer le plafond : « Les autres préjudices en lien avec le licenciement, et notamment les circonstances dans lesquelles il a été prononcé, sont susceptibles d’une réparation distincte sur le fondement du droit de la responsabilité civile, dès lors que le salarié est en mesure de démontrer l’existence d’un préjudice distinct ».
Il s’agit dans les trois décisions de contester le principe même du plafonnement, dans des circonstances parfois très spécifiques : dans l’affaire de Troyes, il s’agit à l’origine d’une résolution judiciaire, suite à de lourds manquements patronaux.
Mais comment en contester le principe même ?
Deux voies étaient possibles.
– Le caractère inconstitutionnel du barème issu de la loi du 29 mars 2018 doit être écarté depuis la décision n° 2018-761 DC du Conseil Constitutionnel du 21 mars 2018 : « En fixant un référentiel obligatoire pour les dommages et intérêts alloués par le juge en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse, le législateur a entendu renforcer la prévisibilité des conséquences qui s’attachent à la rupture du contrat de travail. Il a ainsi poursuivi un objectif d’intérêt général ». Une question prioritaire de constitutionnalité sur ce thème est donc aujourd’hui vouée à l’échec.
– La seconde voie est le contrôle de conventionnalité, qui a donc permis à ces trois Conseils de refuser d’appliquer le plafond légal.
En forme de revanche judiciaire pour des groupes politiquement minoritaires au Parlement, ce contrôle s’est banalisé en droit du travail depuis le feuilleton du Contrat Nouvelles Embauches, créé par l’ordonnance du 2 août 2005 mais censuré par la Cour de Cassation le 1° juillet 2008, approuvant le Conseil des prud’hommes de Longjumeau puis la Cour de Paris l’ayant estimé non conforme à l’article 2 de la convention n°158 de l’OIT.
Car, en France, ce contrôle peut être effectué par n’importe quel juge. Ce qui, vu la complexité actuelle du débat, est très optimiste s’agissant de magistrats de première instance, a fortiori non professionnels comme les conseillers prud’hommes. Au-delà des solutions évidentes comme l’application de la CESDH, la question de « l’application directe » en droit interne de tous les articles de nombre de traités internationaux, mais aussi de leur « effet direct » dans un contentieux entre employeur et salarié font l’objet de débats aussi subtils que passionnés, même entre spécialistes (cf. le n° spécial de la Revue « Droit Social », mai 2017 : « Le droit du travail, ses juges et ses sanctions »). Et parfois de divergences entre Conseil d’État et Cour de cassation : ainsi de la portée de la Charte Sociale Européenne, évoquée dans deux des jugements.
Un indice : s’agissant de la conventionalité du barème, à la CGT reprochant au plafond de violer l’article 24 de cette Charte (« En vue d’assurer l’exercice effectif du droit à la protection en cas de licenciement, les Parties s’engagent à reconnaitre le droit des travailleurs licenciés sans motif valable à une indemnité adéquate ») et l’article 10 de la convention n° 158 de l’OIT évoquant le versement « d’une indemnité adéquate ou toute autre forme de réparation considérée comme appropriée», le Conseil d’Etat, statuant certes en référé, avait répondu le 7 décembre 2017: « sans qu’il soit besoin de se prononcer sur la condition d’urgence, en l’état de l’instruction, il n’est fait état d’aucun moyen de nature à créer un doute sérieux sur la légalité des dispositions de l’ordonnance contestée ».
On peut ajouter que s’agissant du caractère « adéquat » de l’indemnité, en clair adaptée au salarié en cause et à son préjudice particulier, le juge n’est pas paralysé par un montant automatique : pour un salarié ayant par exemple dix ans d’ancienneté, il peut allouer un montant variant entre 3 et 10 mois. Dans cette même ordonnance, le Conseil d’Etat remarquait ainsi que les auteurs de l’article L. 1235-3 « n’ont pas entendu faire obstacle à ce que le juge détermine, à l’intérieur de ces limites, le montant de l’indemnisation versée à chaque salarié en prenant en compte d’autres critères liés à la situation particulière de celui-ci ».
Que faire ?
Il reviendra à la Cour de Cassation de trancher cette question. Mais dans deux ou trois ans au mieux, alors que ces décisions risquent d’être contagieuses, a fortiori si les Trente Nuances de Jaune persistent ?
Si l’on écarte une évolution radicale du Conseil Constitutionnel se mettant à contrôler aussi la conventionnalité des lois, ou la création d’une question prioritaire de conventionnalité adressée au Conseil d’Etat ou à la Cour de Cassation par un juge, une classique « demande d’avis » à la Cour, qui a trois mois pour répondre ? Comme l’indique le site de la Cour : « Cette procédure se révèle particulièrement utile lorsque les tribunaux et cours d’appel doivent appliquer de nouveaux textes de loi ; elle contribue, en amont de la chaîne juridictionnelle, à l’harmonisation de la jurisprudence ». Problème : si la question ici posée est bien « nouvelle », « présente une difficulté sérieuse », et « se pose dans de nombreux litiges », elle est irrecevable estime la Cour depuis 2002, car elle n’est pas « de pur droit ». Mais sa réflexion récente sur le contrôle de proportionnalité pourrait peut-être l’amener à évoluer…
Par Jean-Emmanuel Ray