Le « name and shame », bûcher des temps modernes
Par Yves Mayaud, Professeur émérite à l'Université Paris 2 Panthéon-Assas.
Par Yves Mayaud, Professeur émérite à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas
Il est de bon ton aujourd’hui d’adhérer au phénomène du name and shame, soit par conviction, soit par conformisme, soit encore par lâcheté, faute d’avoir le courage, sinon de s’y opposer, du moins d’en dénoncer les excès ou les dérives.
Une réalité redoutable
Il faut reconnaître que la pratique ne manque pas de succès, qui a même trouvé une légitimité dans la chute, Outre-Atlantique, d’un célèbre producteur de cinéma, avec de nombreuses suites destinées à entretenir le mouvement, voire à l’amplifier, afin que soient dénoncées toutes les personnes méritant de l’être, pour n’être pas parfaites, pour ne pas avoir le sens de la mesure, pour se complaire dans une supériorité malsaine, pour accepter l’inacceptable, pour rester dans une léthargie nuisible, voire pour se comporter comme des « porcs ».
On aura bien-sûr reconnu le hashtag #BalanceTonPorc, et toutes les promesses de délivrance qui vont avec. Certes, il n’est pas faux que nombreuses sont les actions répréhensibles qui échappent à la transparence, et donc à toute sanction, et leur révélation ne peut qu’être encouragée, en permettant à l’innocent de sortir de sa torpeur, de se libérer de ses craintes ou de son état de victime soumise et délaissée. Certes, il est vrai que l’impunité de certains confine parfois à un vrai statut, avec l’arrogance et la suffisance qui vont avec. Mais faut-il pour autant s’engager dans des voies aussi périlleuses que celles des réseaux sociaux, où plus personne ne maîtrise plus rien, sauf à précisément rechercher cette perte de contrôle pour ses retombées immanquablement préjudiciables et destructrices !
L’image se veut parlante : lesdits réseaux sont les bûchers de nos temps modernes, où les mauvais sujets sont exposés avant d’être brûlés, au nom des vérités bonnes à dire, de ces vérités décrétées par les médias eux-mêmes, selon les thèmes en vogue, les lobbies à défendre, le politiquement correct à promouvoir, tout cela dans une excitation générale qui confine à l’insolence, pour procéder du plus grand mépris de la personne. Oui, il est des coupables, mais nous répugnons sincèrement à les voir ainsi exposés à une justice de lynchage, oui les sanctions sont méritées, mais il est des institutions faites pour les appliquer, constitutionnellement établies, et il est difficile d’accepter qu’elles soient aussi allègrement contournées.
Une dynamique dangereuse
C’est une tendance majeure de notre société que de concéder un droit et de se laisser ensuite déborder par tout ce qu’il est supposé contenir. Du droit aux implications, de la donnée première à ses enchaînements, il est parfois des espaces considérables, qui font que l’effet est totalement déconnecté de sa cause. Tel est le processus médiatique, parfaitement rodé, qui, sur le fondement d’une revendication légitime et largement partagée, produit la reconnaissance du droit sollicité ou ambitionné, puis, une fois celui-ci obtenu, ne manque pas d’en exiger de multiples suites, jusqu’à dénaturer la légitimité initiale. Le phénomène du name and shame s’inscrit parfaitement dans cette dynamique négative, qui, portée par le droit à la communication, la liberté d’expression, voire des devoirs bien compris de dénonciation ou d’alerte, cède très vite à la délation pure et simple, à la surenchère idéologique, ou au relais des groupes de pressions. Alors, ce qui était présenté comme un progrès, au service de la transparence, de la promotion des vertus sociales, se révèle peu à peu sous les traits de l’écrasement, du mépris, de la déconsidération, avec ses manifestations d’exclusion, et de piétinement de la personne.
Il est pour le moins curieux de se satisfaire d’un tel constat ! D’un côté, les droits de l’homme ne cessent d’inspirer ce que nos démocraties ont de meilleur, et de l’autre ils servent de soutien à ce qui contribue à les broyer, pour en faire les supports d’une version opposée. Il est vrai que des principes aussi généraux que ceux portés par la Convention européenne des droits de l’homme peuvent trouver à s’appliquer sur tout et son contraire, et la jurisprudence de la Cour de Strasbourg ne le dément pas. Il en est de même du bloc de constitutionnalité, qui cautionne souvent de profondes contradictions. Il n’en demeure pas moins que, relativement au name and shame, il est fort regrettable de ne pas verser dans plus de mesure et de « proportionnalité ». Manifestement, le collectif l’emporte sur l’individuel, notamment sous couvert d’une justification passe-partout : le « débat d’intérêt général », ce débat qui légitime la mise en ligne de propos diffamatoires, « dès lors qu’ils visent à dénoncer les comportements à connotation sexuelle et non consentis de certains hommes vis à vis des femmes, afin que ces agressions physiques ou verbales très longtemps tolérées ou passées sous silence soient largement connues et ne puissent ainsi se perpétuer » (Paris, 31 mars 2021, n° 19/19081). Cette motivation est l’indice d’une profonde mutation, à savoir que les réseaux sociaux sont dotés d’un pouvoir inédit, celui de façonner l’opinion sur tous les sujets considérés de portée supérieure, quitte à diffamer et à attenter à l’honneur et à la réputation de ceux qui y sont visés.
Une justice redéfinie
Est finalement en cause une autre définition de la justice. Les juridictions ne sont plus appelées à connaître directement du fait porté à la connaissance du public, afin d’en juger elles-mêmes, et de le sanctionner dans ce qu’il livre de contraire à la loi, ou de faute civile suffisamment prononcée pour en obtenir réparation. Cette mission « juridictionnelle » est désormais entre les mains du lanceur d’alerte, du dénonciateur ou de la dénonciatrice, de l’auteur du signalement, qui, par la voie des réseaux sociaux, va animer un mouvement de justice populaire, avec une condamnation et une sanction peu enviables, à savoir être « balancé » comme un « porc », être livré à l’opprobre et à la vindicte des redresseurs de torts ! L’institution judiciaire n’intervient qu’après, non pour juger le coupable, mais pour apprécier la manière dont sa culpabilité a été dévoilée et débattue, afin de ne pas cautionner ce qui s’inscrirait dans un abus manifeste ou une initiative inconsidérée. Elle est ainsi privée de son rôle premier : connaître de ce qui participe d’une faute pénale ou civile, et en régler les conséquences par des décisions adaptées. Rien de tel dans le système du name and shame, où elle est cantonnée dans une fonction d’appel ou de cassation, la première instance, quant à elle, étant assurée par un tribunal d’opinion.
C’est à un vrai bouleversement que convie le name and shame, de mentalité et de conception sociétale. Mais la prudence s’impose pour toutes celles et tous ceux qui seraient tentés par une surenchère à ce qu’il représente d’innovation en plein essor : apparemment mis en sommeil dans ce qu’il contient de solutions plus traditionnelles, le droit reste encore une réserve pour en stopper net tous les débordements. Du moins, faut-il l’espérer…
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