Le motif familial impérieux : les incertitudes sur les dérogations à l’interdiction d’aller et venir
Par Julie Pierrot-Blondeau et Stéphanie Travade-Lannoy, avocates associées, cabinet bwg
Par Julie Pierrot-Blondeau et Stéphanie Travade-Lannoy, avocates associées, cabinet bwg
A l’heure du dé-confinement progressif de la population et de l’assouplissement de l’interdiction d’aller et venir, se pose plus précisément encore la question des motifs impérieux pour y déroger.
Jusqu’au 11 mai prochain, les déplacements resteront interdits sur le territoire français dans son ensemble, de manière générale, sauf dans les cas qui ont été limitativement énumérés par le décret du 16 mars 2020, et à condition d’être muni d’une attestation en bonne et due forme, désormais connue de tous.
Si les autres exceptions sont plus objectives (se rendre sur son lieu de travail, se déplacer pour faire des achats de première nécessité de type alimentaire, se rendre chez son médecin ou prendre l’air à proximité de chez soi) la notion de motif impérieux familial mérite que l’on s’y attarde un peu.
L’attestation cite en effet parmi les exceptions à l’interdiction générale d’aller et venir, la faculté de se déplacer pour « des motifs impérieux, pour l’assistance aux personnes vulnérables ou la garde d’enfants ».
A compter du 11 mai prochain, et dans la perspective de l’assouplissement progressif des mesures de confinement annoncé par le Premier ministre dans son plan du 28 avril 2020, la même notion de « motif impérieux familial ou professionnel » permettra de se déplacer d’une région à l’autre, au-delà de la limite des 100 km imposée à chacun, sans avoir à établir d’attestation.
Se pose donc la question de savoir ce qu’est un motif impérieux au sens juridique du terme, et notamment en matière familiale et ce que recouvre cette notion, sujette à interprétation, en terme pratique.
Qu’est-ce qu’un motif impérieux au sens juridique du terme ?
Depuis le début du confinement, nombre sont ceux qui ont vérifié dans le dictionnaire le terme « impérieux » pour pouvoir en définir les contours avec précision.
Est impérieux « ce qui s’impose avec le caractère d’une obligation, qu’il faut absolument satisfaire », nous précise le Dictionnaire Larousse.
Le motif impérieux est donc une obligation qui s’impose de manière impérative à un individu et qui le contraint à déroger à un principe applicable.
Une obligation peut s’imposer par l’effet de la loi (un jugement qui organise la résidence d’un enfant et le droit de visite et d’hébergement d’un parent, ou une résidence en alternance des enfants, l’aide à apporter à ses ascendants) ou par la volonté de ceux qui se sont engagés (une convention parentale, un engagement moral ou financier envers un proche).
A y regarder de plus près, cette notion de motif impérieux n’est cependant pas définie par le législateur.
Elle a pourtant été introduite dans le Code du travail1, lequel prévoit notamment en matière de travail à temps partiel que le refus du salarié de réduire son temps de travail ne constitue ni une faute ni un motif de licenciement, dès lors que cette modification n’est pas compatible avec « des obligations familiales impérieuses ».
La jurisprudence a également fait usage de cette notion dans différents domaines, par exemples : en droit pénal des affaires, en caractérisant des motifs impérieux relevant de la contrainte ou de la force majeure, en droit des étrangers avec l’idée que de tels motifs peuvent s’opposer à une expulsion, en droit de la consommation pour sanctionner des clauses abusives autorisant le seul cas de force majeure, ou encore, en droit immobilier, comme un motif légitime pour refuser un logement social.
Comme pour la force majeure, le motif impérieux renvoie à l’idée d’un événement irrésistible auquel on ne peut échapper, événement qui pourrait également, selon les cas, être imprévisible et extérieur aux parties.
Pour autant, comme il n’est pas clairement défini par le législateur, le motif impérieux reste une notion un peu floue et surtout subjective, pour un motif propre à chaque individu, au cas par cas, ce qui pose la question de son appréciation en terme de sanction.
Le non-respect des règles actuelles de déplacement est soumis au pouvoir de sanction contraventionnel. Un individu contrôlé sans un motif valable, professionnel ou familial, risque donc de devoir payer une amende de 135 €, contravention de classe 4, susceptible de recevoir une qualification délictuelle après 3 récidives, et sanctionné de 6 mois de prison.
La notion de motif impérieux est donc laissée à la libre appréciation de chaque fonctionnaire de Police et de Gendarmerie, sans définition claire et préalable de ce que recouvre la notion même de motif impérieux : un véritable pouvoir subjectif et discrétionnaire.
Sur son site internet, face aux interrogations légitimes, le gouvernement a finalement précisé que les trajets autorisés sont ceux dont « la nécessité ne saurait être remise en cause », donnant quelques exemples pour illustrer son propos : « dans la situation de blessure d’un proche », de l’« accompagnement d’une personne vulnérable ou non autonome » et de « décès d’un membre de la famille proche ».
Mais ceci n’a évidemment aucune valeur juridique, le décret du 23 mars 2020 ne précisant pas les motifs légitimes de déplacement autorisés en application de la loi d’urgence sanitaire…
Or, en matière pénale, tout ce qui n’est pas interdit par la loi, est autorisé, le Code pénal définissant et déterminant préalablement les infractions et les sanctions qui y sont attachées. C’est le principe de la légalité des délits et des peines.
Faute d’être clairement définie l’exception du motif impérieux serait donc inconstitutionnelle pour certains, au point que plusieurs questions prioritaires de constitutionnalité ont même été soulevées à l’occasion d’audiences correctionnelles, au nom du principe de légalité précité.
Outre l’appréciation subjective que cela implique pour chaque situation se pose aussi la question de la justification de la légitimité du déplacement, avec l’idée de se munir de tout document en attestant (un acte de décès, des échanges écrits témoignant d’une urgence, un jugement, un certificat médical…).
De nombreuses amendes risquent ainsi d’être contestées devant les juridictions dans les mois qui viennent, avec un contentieux que l’on voit poindre autour de l’interprétation de la notion de motif impérieux qui viendra nourrir la jurisprudence en la matière.
En pratique, qu’est-ce qui peut être qualifié de motif impérieux en matière familiale ?
Les illustrations sont nombreuses depuis le début du confinement : les articles de presse en témoignent, comme les contentieux et dossiers en cours dans les cabinets d’avocats spécialisés en matière familiale.
Le mot d’ordre est évidemment de faire preuve de bon sens.
Cela reste cependant un vain mot lorsque le conflit conjugal ou parental s’en mêle, exacerbé par le contexte sanitaire anxiogène et l’enfermement sous pression professionnelle et familiale des uns et des autres.
Le gouvernement en a appelé à la responsabilité de chacun pour que cette liberté partiellement retrouvée ne dégénère pas en abus.
Au vu de l’appréhension qui a été faite de la notion de motif familial impérieux depuis l’entrée en vigueur des mesures de confinement, quelle devrait être l’évolution prévisible de son interprétation à compter du 11 mai prochain ?
Résidence des enfants, droit de visite et d’hébergement
Il ne fait pas débat que chaque parent peut se déplacer librement pour aller chercher ou ramener ses enfants, en application d’une décision de justice qui règle les modalités de résidence des enfants. Le motif est d’ailleurs clairement mentionné comme une exception légitime dans l’attestation obligatoire jusqu’au 11 mai prochain.
Il n’en demeure pas moins que cette exception peut différemment être appréciée selon les cas, au regard du risque sanitaire national et des intérêts en présence.
L’exercice d’un droit de visite et d’hébergement ou l’alternance de la résidence d’un enfant ont suscité débat et questionnement lorsqu’ils impliquaient un long déplacement géographique, en contrariété avec les préconisations d’éviter des déplacements d’une région à l’autre pour minimiser le déplacement potentiel du COVID 19.
A compter du 11 mai, un tel déplacement à plus de 100km de chez soi sera clairement possible, dès lors que l’on peut justifier de ce motif en communiquant une décision de justice notamment ou un accord officiel entre parents.
L’aide aux personnes vulnérables
L’exception prévue dans l’attestation et qui demeurera après le 11 mai, vise aussi spécifiquement comme motif impérieux, l’aide aux personnes vulnérables. Reste à savoir ce que l’on considère comme un état de vulnérabilité. L’aide apportée à des personnes âgées ou en situation de handicap ou de maladie entre clairement dans cette catégorie.
On y inclut également les aides bénévoles et solidaires à des voisins ou des proches pour leur faire des courses, leur apporter des soins.
Qu’en est-il des visites à des parents proches souffrant de l’isolement ou des visites de courtoisie ? La qualification de motif impérieux devient plus contestable…
Le décès d’un proche
Le sujet a fait couler beaucoup d’encre dans le presse, un homme ayant été interdit de pénétrer sur l’Ile de Ré pour se rendre au chevet de son père mourant. Le motif impérieux ne faisait aucun doute, et confirmé comme tel par les gendarmes de son domicile. Les forces de Police locales n’ont pas été du même avis et après avoir dressé une contravention, ont renvoyé le fils chez lui, sans qu’il puisse voir son père une dernière fois avant la mort de celui-ci.
L’exemple est poignant mais illustre parfaitement la difficulté d’interprétation du motif impérieux qui peut justifier de faire exception à l’interdiction de se déplacer. Depuis lors, les réactions ont été unanimes pour dire que le fils sanctionné bénéficiait d’un tel motif impérieux.
Cette exception est tolérée de la même manière pour les funérailles, dès lors que les rassemblements des proches sont limités en nombre. On ne pourra en revanche pas se déplacer pour aller fleurir une tombe loin de chez soi ou assister à une cérémonie dans les mois qui viennent.
De la même manière se pose aujourd’hui la question de savoir s’il est nécessaire et donc légitime de se déplacer pour entreprendre immédiatement des démarches en vue du règlement de la succession des récents défunts. Dans la mesure où une déclaration de succession doit être établie dans un délai de 6 mois, il semble que le motif impérieux ne puisse être constitué.
Le retour des familles confinées loin de leur domicile
Alors que le retour à la vie normale et à l’école des enfants se profile, se pose aussi la question du retour dans les grandes villes des familles qui se sont confinées loin de leurs domiciles, dans des résidences secondaires ou chez des proches, parfois à plusieurs centaines de kilomètres.
Va-t-on considérer comme légitime leur déplacement en sens inverse pour réintégrer leur foyer familial ? Peut-on considérer qu’il s’agira d’un motif familial impérieux de devoir rentrer chez soi, notamment pour que les enfants puissent aller à l’école quand elles seront en mesure de rouvrir.
Rien n’est certain, le gouvernement ayant insisté sur la nécessité d’éviter « les brassages de population » pour des motifs sanitaires évidents. Si le déplacement dans un véhicule automobile ne semble pas poser de difficulté majeure en terme sanitaire, il n’en va certainement pas de même pour les déplacements collectifs (trains, bus…). A fortiori quand le mot d’ordre auparavant était « restez chez vous ».
Le retour des étudiants dans leur domicile parental
Des étudiants restés en chambre universitaire pendant la durée du confinement devraient également pouvoir invoquer comme motif impérieux de devoir regagner le domicile de leurs parents, même si cela implique un déplacement de plus de 100km.
Tel est d’autant plus le cas que l’année scolaire universitaire est d’ores et déjà terminée et que les cours ne reprendront pas avant septembre prochain semble-t-il, et qu’ils résident souvent dans des conditions particulièrement précaires. C’est encore plus vrai pour ceux qui doivent libérer leur chambre.
Les réunions, fêtes familiales, communions, mariages, etc.
Le gouvernement a été très clair sur ce point : les réunions de famille et plus globalement fêtes familiales ou d’ordre religieux demeurent interdites jusqu’à nouvel ordre et ne relèvent pas du motif impérieux. D’une manière générale, tous les événements sont actuellement différés dans le temps.
Le déplacement pour rejoindre son conjoint confiné ailleurs ou pour entretenir une résidence secondaire
Il n’est pas plus impérieux de justifier un déplacement par le fait de vouloir rejoindre son conjoint, confiné dans une autre région éloignée. Il a été dit clairement au moment des mesures de confinement ordonnées, que le lieu de confinement devait être choisi une bonne fois pour toutes, sans pouvoir en changer. Les couples, mariés ou pas, ne pourront donc pas faire valoir la nécessité de se retrouver…
De même, n’est pas absolument nécessaire le fait de se déplacer dans un rayon supérieur à 100km pour entretenir sa maison, son jardin en friche ou pour effectuer des travaux dans un bien immobilier.
Le déplacement pour signer un acte notarié ou un acte d’avocat
Jusqu’au 11 mai, les déplacements ne relèvent pas de la catégorie des motifs impérieux. Il n’est donc pas autorisé de se déplacer pour signer un acte authentique chez un notaire, par exemple, un acte de liquidation de son régime matrimonial ou un contrat de mariage, ou un acte chez son avocat (par exemple, un divorce par consentement mutuel), pour des raisons évidentes.
Tel n’est pas le cas au contraire des convocations judiciaires pour des audiences devant les tribunaux qui sont par définition limitées aux seules audiences urgentes, compte tenu de la fermeture de la plupart des juridictions et qui peuvent donc être honorées.
A compter du 11 mai, ces rendez-vous et audiences pourront reprendre normalement, et permettront légitimement un déplacement au-delà des 100km autorisés, en cas de besoin, tout en veillant à des règles de distanciation sociale pour ne pas réduire à néant les efforts sanitaires effectués ces dernières semaines.
[1] Article L3123-12 du Code du travail.
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