Par Valérie Weil-Lancry, Directrice juridique chargée des relations commerciales de l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA)

Dans son discours du 13 avril 2020, le Président de la République a rappelé le rôle prépondérant et essentiel de la filière alimentaire dans la crise pandémique actuelle, l’intégrant d’ailleurs à cette « deuxième ligne » de front, juste derrière les soignants, les agents de la force publique et les personnels de santé. L’activité de la filière alimentaire a connu un double mouvement inédit avec d’un côté une chute brutale de son activité dans des secteurs entiers (notamment celui de la restauration hors domicile : cafés, restaurants, restauration collective, cantines scolaires), et de l’autre une demande très forte, à laquelle il a fallu répondre, d’achats de première nécessité qui ont été parfois des achats de panique et pas seulement de précaution. Une crise de cette magnitude a constitué et constitue encore un défi considérable pour le secteur agroalimentaire dont il faut garder à l’esprit qu’il est le premier secteur industriel français avec un chiffre d’affaires de 176 milliards d’euros et le premier employeur industriel avec 427 594 salariés.

L’Association Nationale des Industries Alimentaires (ANIA), qui rassemble 35 syndicats métiers et 15 associations régionales, et représente les entreprises alimentaires françaises, grands leaders mondiaux, ETI et TPE-PME, a mis son expertise au service des entreprises afin de les accompagner.

Garantir la sécurité alimentaire du circuit de l’agro-alimentaire : un défi sans précédent

Des flux de distribution complètement rebattus

On a pu constater trois effets notables. Le premier, perceptible dès l’anticipation du confinement, a généré des achats extrêmement importants, avec une augmentation de l’ordre de 100%, sur certains produits de première nécessité comme les pâtes, le riz ou les conserves. Il s’est poursuivi dans les premiers jours du confinement et a mis le circuit de la distribution en extrême tension qui a dû faire face en quelques jours seulement. Or les départements fortement touchés par le virus ont connu de très forts taux d’absentéisme des salariés, ce qui a impliqué de travailler dans des conditions dégradées.

Le deuxième effet, prévisible, a vu le report de la consommation alimentaire vers les produits issus de la grande distribution et des commerces de proximité, au détriment du secteur de l’hôtellerie-café-restauration et des cantines d’entreprises.

Le troisième effet tient, lui, à la hausse des coûts qui se fait toujours durement sentir. Même si l’inflation en rayons est quasi nulle, les entreprises de l’alimentation supportent des hausses de coût directement liées à l’augmentation des prix des matières premières, des coûts de maintenance des outils de production, des coûts du transport ou encore de l’achat des équipements de protection des salariés. Ces hausses de coûts, remontées par l’ensemble des industriels sont comprises entre 3% et 16%. Elles grèvent actuellement la rentabilité des entreprises agroalimentaires.

Pour disposer d’une vision claire et actualisée des effets de la crise sur la chaîne alimentaire et éclairer les pouvoirs publics dans leurs décisions, l’ANIA a lancé un baromètre économique de l’état de santé du secteur réalisé tous les 15 jours, de fin mars à début mai. Il démontre la forte résilience et l’agilité des entreprises face à la situation pour maintenir leur activité et parvenir à fonctionner. Et aussi une très forte hétérogénéité des situations selon les territoires, les secteurs d’activité, les TPE-PME étant les plus fortement impactées.

Le régime spécial du droit de la distribution a été mis à l’épreuve

La grande distribution pouvant représenter jusqu’à 90% des débouchés de certaines entreprises agro-alimentaires, il était prioritaire de travailler en bonne intelligence avec elle. D’autant plus que nos entreprises ont dû adapter leur production et se concentrer sur les produits standards afin de répondre à la demande des consommateurs. Le droit de la distribution voit s’appliquer un régime spécial prévu aux articles L. 441-3 et L. 441-4 du code de commerce, par lesquels une convention écrite doit être signée au plus tard le 1er mars de chaque année entre les entreprise agroalimentaires et la grande distribution, pour une durée de 1, 2 ou 3 ans. L’article L. 441-3 dispose ainsi que :

« La convention mentionnée au I est conclue pour une durée d’un an, de deux ans ou de trois ans, au plus tard le 1er mars de l’année pendant laquelle elle prend effet ou dans les deux mois suivant le point de départ de la période de commercialisation des produits ou des services soumis à un cycle de commercialisation particulier. Lorsqu’elle est conclue pour une durée de deux ou de trois ans, elle fixe les modalités selon lesquelles le prix convenu est révisé. Ces modalités peuvent prévoir la prise en compte d’un ou de plusieurs indicateurs disponibles reflétant l’évolution du prix des facteurs de production. »

Nombreux sont les contrats qui n’avaient pas inclus de clauses suffisamment précises pour faire face à la situation que l’on connaît aujourd’hui.

Les mesures mises en œuvre : informer les entreprises, éclairer les pouvoirs publics et préparer l’avenir

Faciliter la compréhension de problématiques juridiques inédites

Il a fallu assurer une information fiable et régulièrement mise à jour de nos adhérents, par l’intermédiaire d’informations quotidiennes et de notes techniques.

Il faut garder à l’esprit que le secteur alimentaire est composé à titre très majoritaire de PME et de TPE qui se sont trouvées confrontées à des situations totalement nouvelles pour elles et qui, pour la plupart, ne disposent pas de services juridiques internalisés. Des mécanismes juridiques comme la force majeure, l’imprévision, la suspension d’un contrat ou de pénalités logistiques prévues dans les contrats, n’ont jamais été autant utilisés. A ce sujet, nous avons écrit à toutes les enseignes de la grande distribution afin qu’elles n’appliquent pas ces pénalités logistiques dans le cas où le non-respect de l’exécution du contrat résulterait de la crise actuelle. Il était d’autant plus nécessaire de le faire que ces systèmes de pénalités sont largement automatisés et que toute contestation implique une procédure longue et fastidieuse, qu’il fallait naturellement s’épargner dans la période actuelle. Surtout que nous ne sommes pas nécessairement dans un contexte où l’exécution du contrat est impossible (hypothèse relevant de la force majeure), comme nombre de secteurs économiques, mais où son exécution est possible, quoique parfois excessivement coûteuse dans certaines situations (hypothèse de l’imprévision).

La volonté de nos adhérents, les entreprises agroalimentaires, a été de travailler en bonne intelligence avec les enseignes de la grande distribution pour assurer leur mission. Certaines entreprises font près du quart de leur chiffre d’affaires avec une seule enseigne. Aussi, même au cœur de la crise, on ne peut faire l’économie d’une réflexion sur la relation commerciale qui suivra lorsque la situation retournera progressivement à la normale.

En complément des documents mis à disposition des pouvoirs publics, nous avons rédigé des notes techniques sur les concepts et outils juridiques applicables en période de crise et lancé une FAQ à destination de nos adhérents.

Le soutien très apprécié des pouvoirs publics

La notion de chaîne alimentaire n’a jamais été aussi comprise et intégrée par les décideurs publics que durant la période actuelle. Qu’un seuil maillon cède et c’est l’ensemble du système qui peut tomber à son tour. A cet égard, le point le plus sensible a été le secteur du transport pour lequel le ministère des Transports réunit quotidiennement une cellule de crise pour évaluer la situation, en lien avec celle notamment de l’ANIA. Nous y intégrons les remontées d’information des entreprises de tous secteurs, zones géographiques et tailles afin de dessiner une carte de France en rouge / jaune / vert. Nous y mesurons notamment les effectifs de salariés disponibles, le niveau des flux logistiques ainsi que les volumes pour répondre à la demande des consommateurs.

Cela peut paraître anecdotique mais des mesures simples et prises rapidement, ont joué un rôle essentiel : le report des échéances pour les contrôles techniques des véhicules, la dématérialisation des documents de transport pour limiter les contacts physiques, l’autorisation de circulation les dimanches et jours fériés, la reprise du fret ferroviaire qui est absolument essentiel puisqu’il assure 100% du flux de céréales (et donc la production de pâtes, de farine, de pain, etc.) ainsi que la majeure partie des liquides (boissons, eaux minérales, etc.). Pour ce qui concerne le transport par la route, la difficulté tenait, pour les organisations de transporteurs, à la chute de leur rentabilité. Car si le secteur agroalimentaire continuait à fonctionner, nombre de secteurs étaient à l’arrêt et nous avons dû supporter une partie de la hausse du coût du transport.

Une difficulté demeure avec un texte préparé hors de toute concertation pour ce qui nous concerne : l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 modifiée par l’ordonnance n° 2020-427 du 15 avril 2020 relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire et à l’adaptation des procédures pendant cette même période. Ce texte fait référence à une période comprise entre le 12 mars 2020 et l’expiration d’un délai d’un mois à compter de la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire (la « période protégée »), au cours de laquelle les clauses pénales sont notamment suspendues. Ce texte a été le bienvenu car il permet de suspendre les pénalités logistiques, dans une période où les entreprises agroalimentaires ont travaillé sans relâche, alors que la production et la logistique étaient désorganisées du fait de la crise, et mis en œuvre d’importants moyens pour répondre au niveau de demande exceptionnel des consommateurs.
Toutefois, la critique principale que l’on peut faire à ce texte est qu’il traite des clauses résolutoires mais n’empêche pas la résiliation unilatérale (avec par exemple des déréférencements de produits), ce qui peut mettre les entreprises dans une insécurité juridique. L’articulation avec les notions de force majeure et d’imprévision n’est donc pas évidente. De même, on suspend les clauses pénales sans empêcher le jeu des pénalités légales. Par ailleurs, le calcul des reports est très complexe (à ce titre, la circulaire n’est pas toujours cohérente) ce qui rend difficile la mise en œuvre pratique de l’ordonnance pour les entreprises. Enfin et surtout, la loi n° 2020-546 du 11 mai 2020 prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions, avait repoussé d’un mois et demi la fin de l’état d’urgence sanitaire (du 23 mai au 10 juillet) et donc de la période protégée (qui courrait ainsi 12 mars au 10 août). Or, les textes ont été à nouveau modifiés par une ordonnance n° 2020-560 du 13 mai 2020, qui ramène finalement la période protégée au 23 juin, comme prévu dans la première ordonnance. Cette nouvelle modification interroge donc sur la sécurité juridique et l’accessibilité du droit pour les entreprises…

Aujourd’hui, notre organisation est bien définie avec des groupes de travail dédiés tant que sur les sujets industrie / commerce avec les directeurs commerciaux des entreprises, que sur les sujets juridiques ou sur ceux relatifs à la logistique et à l’approvisionnement et où nous échangeons chaque jour avec les ministères des Transports et de l’Économie.

Une remise en route qui prendra de longs mois

La sécurité alimentaire constitue un impératif en dehors de toute situation de crise. Mais il est certain que la pandémie actuelle jette une lumière singulière sur cette réalité.

La première difficulté, dans cette optique, tient à la désorganisation qui va perdurer bien au-delà de la période d’état d’urgence sanitaire. Un retour à la normale va prendre des mois et avec de grandes variables selon les produits puisqu’il faudra reconstituer les stocks. Le défi va être de remettre en route le secteur tout en conciliant l’impératif de production actuel avec les mesures de distanciation physique. C’est très compliqué pour des entreprises dont certaines lignes de production sont peu mécanisées comme les nôtres, à l’inverse des entreprises mécanisées ou de services pour qui le télétravail est relativement aisé.

Il faudra aussi et potentiellement gérer des tensions extrêmement fortes sur les approvisionnements, et notamment les emballages et les matières premières. L’été par exemple est typiquement le temps de création de nombreux stocks pour notre secteur, or ce sera une mission très difficile si des mesures de confinement partielles sont encore en vigueur.

La seconde difficulté tient à la nécessité de repenser toute une série d’indicateurs de performance de nos métiers que la crise a rendus obsolètes. Prenons l’exemple du taux de service qui est un des indicateurs clés de la logistique puisqu’il correspond au pourcentage de produits livrés à temps dans les références et quantités requises, par rapport à la demande exprimée par un client donné. Aujourd’hui ce taux est fixé contractuellement : or, d’une part, il sera évidemment long et complexe à atteindre à nouveau, et d’autre part il faudra envisager comment le moduler si jamais d’autres crises comparables par leur nature ou par leurs conséquences venaient à se produire.

Reste enfin une clé qu’il ne faut pas minorer et pour laquelle on assiste à une résurgence du débat : la souveraineté alimentaire. Si tout le monde a désormais compris pourquoi il est fondamental de disposer d’une production agricole et agro-alimentaire forte et compétitive, les investissements majeurs à consentir pour l’assurer doivent faire l’objet d’un réel engagement de chaque acteur de la chaîne.

 

[vcex_button url= »https://www.leclubdesjuristes.com/newsletter/ » title= »Abonnement à la newsletter » style= »flat » align= »center » color= »black » size= »medium » target= » rel= »none »]S’abonner à la newsletter du Club des juristes[/vcex_button]