Gilets jaunes : quels impacts sur le monde du travail ?
Les gilets jaunes vont très probablement manifester de nouveau dans plusieurs villes de France ce week-end. Sur leur chemin, certains magasins doivent baisser le rideau et certains employés rejoignent le mouvement également. Alors que risquent les personnes bloquées et les éventuels bloqueurs ? Comment une entreprise peut-elle faire face à ce manque à gagner ?
Décryptage par Christophe Radé, professeur de droit à l’Université de Bordeaux.
« Si l’absence au travail est imputable aux blocages, elle ne pourra pas être reprochée au salarié »
Quels sont les risques auxquels des salariés bloqueurs s’exposeraient au sein de leur propre entreprise ?
Mi-révolte des « Bonnets rouges » (survenue en 1675 en Bretagne pour lutter contre des mesures fiscales sur le papier timbré, le tabac et la vaisselle d’étain), mi-grève générale, le mouvement des « gilets jaunes » a jeté sur la voie publique des citoyens de tous âges et de tous statuts. Même si dans ces périodes troubles les entreprises ne chercheront pas le bras de fer avec ceux de leurs salariés qui se trouveraient acteurs des blocages, il n’est pas inutile de s’interroger sur le cadre juridique dans lequel ces mouvements s’insèrent.
En tant que tels, les mouvements des « gilets jaunes » ne peuvent être qualifiés de « grève » dans la mesure où le blocage des voies publiques et autres opérations « péages gratuits » n’entrent évidemment pas dans les prévisions du Constituant de 1946, la grève n’induisant que le droit de cesser de travailler, pas celui de disposer de la liberté, et de la propriété, d’autrui. Le salarié qui voudrait toutefois se situer dans le cadre protecteur du droit de grève pourrait toutefois, à condition de se rattacher à un mouvement collectif (dans l’entreprise, voire en se rattachant à une grève nationale), prétendre se mettre en grève car les « revendications » des gilets jaunes, dès lors qu’elles ne portent pas exclusivement sur l’abandon des hausses de TIPP mais plus largement sur le pouvoir d’achat des français, peuvent être qualifiées de « professionnelles ». Reste que cette qualification n’accorde pas aux grévistes le droit de faire n’importe quoi et que des sanctions pour faute lourde pourraient être prononcées, à condition toutefois que ces comportements étrangers à l’exercice normal du droit de grève soient constatés et qu’ils préjudicient à l’entreprise concernée, ce qui ne sera pas nécessairement le cas lorsque les dommages sont constatés sur la voie publique (mais on pourrait s’interroger notamment sur le blocage des accès aux zones commerciales par des salariés de magasins en faisant partie).
La menace de sanctions pourra également venir non pas de l’employeur mais des conditions de la participation du salarié gilet jaune aux blocages. Même si seuls quelques casseurs ont été interpellés à l’occasion des incidents qui ont émaillé les manifestations, les gilets jaunes qui bloquent les axes de circulation et dégradent des biens s’exposent évidemment à des poursuites pénales.
Un salarié bloqué peut-il être sanctionné par son entreprise de son côté ?
Toute autre est la situation des salariés qui subissent les effets des blocages et ne peuvent pas accéder à leur entreprise. S’exposent-ils à des sanctions disciplinaires s’ils ne se présentent pas à leur travail ?
Une réponse de principe existe mais qui devra être réévaluée au cas par cas. Si l’absence au travail est imputable aux blocages, elle ne pourra pas être reprochée au salarié. Il ne pourra donc pas être sanctionné, mais il perdra tout droit à rémunération. Tout sera donc question de circonstances : le salarié pouvait-il anticiper le blocage et se rendre sur son lieu de travail en changeant son trajet habituel ? S’agissait-il d’un vrai blocage ou d’un barrage filtrant ? Le salarié a-t-il cherché à contacter son employeur pour ajuster ses horaires de travail, voire son lieu de travail, ou le prévenir de son retard ? Des mesures de télétravail étaient-elles possibles ? On le voit, même bloqué le salarié doit mettre son employeur en mesure de s’adapter pour réorganiser l’activité et lui permettre de se poursuivre, en dépit de la situation, et la bonne foi de l’un et de l’autre sera ici prépondérante.
Dans certains cas et lorsque les circonstances font légitimement craindre pour la sécurité des personnes, les salariés peuvent valablement cesser le travail en exerçant leur droit de retrait (on pensera aux salariés des boutiques des Champs-Elysées vandalisées). Ils devront alors informer leur employeur qu’ils exercent ce droit, et si leurs craintes sont légitimes ils ne pourront alors pas être sanctionnés (sous peine de voir les sanctions annulées) et conserveront leur droit à rémunération tant que la sécurité ne sera pas rétablie ; ils devront toutefois demeurer à disposition de leur employeur qui pourra les réaffecter en des lieux plus sûrs.
Comment les entreprises peuvent-elle répercuter les pertes d’exploitation liées aux blocages en interne ?
Une étude menée par un cabinet d’étude a mesuré l’impact des manifestations sur le chiffre d’affaires des hypers et supermarchés lors des deux premiers week-ends de protestation, et tendrait à démontrer que dans les villes moyennes (entre 20.000 à 100.000 habitants) la baisse de chiffre d’affaires pourrait atteindre 25% des recettes habituelles, sans compter les magasins saccagés à l’occasion des incidents qui ont émaillé les manifestations, notamment à Paris. Sans aller jusqu’à évoquer la responsabilité directe de l’Etat du fait des émeutes », ce sont les conséquences sociales qui devront être envisagées, entreprise par entreprise. Les entreprises disposent de nombreuses techniques pour réagir : recours au chômage partiel (appelée activité partielle, avec une prise en charge par Pôle emploi), fermeture de l’entreprise empêchée de fonctionner normalement (chômage technique), récupération des heures perdues (qui ne seront alors pas des heures supplémentaires), déclenchement des jours de RTT « employeurs », heures supplémentaires (que les salariés ne pourront pas refuser, mais qui seront bonifiées). Pour que l’entreprise soit valablement libérée de son obligation de paiement des salaires, elle doit avoir été empêchée non seulement de fournir leur travail habituel aux salariés, mais également de leur proposer d’autres tâches compatibles avec leur qualification.
Restent les conséquences économiques induites par ces mouvements qui pourront plonger les entreprises les plus fragiles dans de grandes difficultés. Il n’y aura malheureusement ici rien de spécifique à faire, et personne en particulière à mettre en cause, ces mouvements étant apparus de manière spontanée et ne connaissant pas de véritables « meneurs ».
Par Christophe Radé