Entretien avec Noëlle Lenoir : « Le juge constitutionnel n’est pas un expert-comptable, il statue en droit »
Entretien avec Noëlle Lenoir, membre honoraire du Conseil constitutionnel, conseiller d’État honoraire, ancienne Ministre.
Avocate, membre honoraire du Conseil constitutionnel, conseiller d’État honoraire, ancienne Ministre
Le juge constitutionnel n’est pas un expert-comptable, il statue en droit.
À l’occasion de l’ouverture des archives du Conseil constitutionnel relatives à l’examen des comptes de campagne de l’élection présidentielle de 1995, Noëlle Lenoir, membre du Conseil constitutionnel de 1992 à 2001, a accordé un entretien au Club des juristes.
Que vous inspirent les extraits de débats qui se sont tenus au Conseil constitutionnel sur l’examen des comptes de campagne présidentielle de 1995 ?
Le 21 octobre, j’ai écrit au Président du Conseil constitutionnel et aux autres membres afin que me soient envoyés les procès-verbaux des séances auxquelles j’ai participé, dont le compte rendu des séances consacrées à l’examen de ces comptes de campagne commenté dans la presse. Sans réponse jusqu’ici. Les documents du Conseil constitutionnel datant de plus de vingt-cinq ans sont accessibles aux archives de Seine-Saint-Denis. Il est surprenant qu’un ancien membre ayant participé aux débats en question n’ait pas communication des notes prises lors des séances.
Mais surtout, le terme de « procès-verbal » que j’ai pu lire ici et là me paraît inapproprié.
Un procès-verbal, pour être valable, doit respecter un certain formalisme. Il doit être pris en charge par une personne désignée, puis soumis pour vérification aux membres ayant pris part à la délibération et enfin adopté par eux. À l’issue de quoi, une copie leur en est remise. Cela concerne aussi bien les instances publiques que les conseils d’administration d’entreprises.
En l’espèce, ces notes ont été prises par un collaborateur du Président du Conseil constitutionnel. Elles n’ont pas été soumises aux membres du Conseil constitutionnel et ne conservent donc qu’une valeur discutable. Je ne les considère pas comme des archives des séances et elles ne rendent que partiellement compte des débats du Conseil. Pourquoi avoir choisi de reproduire telle ou telle phrase et non telle autre, par exemple ? Les nuances des discussions ont-elles été réellement reflétées ? Je ne le sais pas, n’ayant pas lu ces notes. Le décompte des votes est exact en revanche.
Sur le plan des principes, chaque juriste ne peut qu’en contester la validité, et c’est ce que je fais. Ce n’est que de mémoire que, 25 ans après, je peux me souvenir de nos discussions.
Quelle est la particularité du contrôle des comptes tel qu’effectué en France ?
Il faut garder à l’esprit que l’encadrement des dépenses de campagne y est l’un des plus stricts au monde. À titre de comparaison, aux États-Unis, le McCain–Feingold Act adopté en 2002 et qui visait à limiter les dépenses engagées en matière de publicités électorales, en particulier les sommes importantes apportées à certains candidats par des entreprises, a été remis en cause le 21 janvier 2010 par la Cour Suprême (Citizens United v. Federal Election Commission).
En France, au tournant des années 90, une série de lois est venue encadrer l’utilisation des fonds par les candidats aux élections1 et notamment la loi organique du 19 janvier 1995 relative au financement de la vie politique. Elle permet de franchir un pas décisif en interdisant les dons des personnes morales (entreprises, associations, fondations, syndicats, etc.) aux partis politiques. Parallèlement, dès 1996 avec le plafond augmenté de remboursement des dépenses de campagne (jusqu’à 50%), l’État devient la principale source de financement des partis politiques. C’est une avancée considérable.
En France, concrètement, chaque parti désigne un mandataire financier qui doit recenser dans un seul compte l’ensemble des recettes et des dépenses. Il doit le faire :
- quelle que soit leur nature, qu’il s’agisse de concours en espèce (achats de brochures, locations de salles, etc.) ou en nature (prêt d’une salle, mise à disposition d’un local, etc.) ;
- quel que soit le montant mis en jeu, du plus petit don à la sortie d’un meeting jusqu’à la location d’une grande salle pour un événement important ;
- en émettant systématiquement un reçu.
Comment s’est déroulé l’examen des comptes de campagne de 1995 ?
L’examen comptable des comptes de campagne a été réalisé par trois rapporteurs adjoints issus de la Cour des comptes ou du Conseil d’État. Ils ont présenté leur analyse et proposé une interprétation des faits, mais leur parole n’a pas de valeur juridique. C’est toute la différence avec les rapporteurs publics du Conseil d’État qui eux en sont membres, et qui surtout font des conclusions qui font l’objet d’un rapport écrit !
Les rapporteurs adjoints ont « épluché » les recettes et les dépenses, et ont dû tracer autant l’origine des fonds que leurs usages. Ils ont constitué une sorte de base de données pour recenser tous les articles de presse sur les meetings des différents candidats afin de les répertorier et d’évaluer la valeur de chacun – et pareil exercice, comme chacun peut l’imaginer, est complexe. Il est évident que, selon la visibilité médiatique de tel ou tel candidat, le travail était plus ou moins fastidieux. Il a duré trois mois.
Les rapporteurs adjoints ont présenté aux membres du Conseil constitutionnel leurs appréciations et il s’est avéré logiquement que les dynamiques n’étaient pas les mêmes pour tous les candidats. Ceux qui pouvaient prétendre accéder au second tour cherchaient à éviter de dépasser le plafond des dépenses car celles-ci étaient nécessairement plus élevées que pour un candidat moins connu dont les meetings moins courus coûtent moins cher par exemple. Il était clair au contraire que d’autres candidats pouvaient être tentés d’intégrer dans les dépenses de campagne, en vue du remboursement, des éléments comme leurs frais de pressing, de maquillage, d’achats de vêtements…
Deux éléments principaux peuvent entraîner une annulation des comptes de campagne : le dépassement du plafond ou une irrégularité manifeste.
Concernant Edouard Balladur, la proposition d’annulation des comptes tenait à l’existence de deux éléments. D’une part, 10 millions de francs en espèces dont la source n’était pas justifiée. D’autre part, l’attitude de ses collaborateurs qui ne donnaient pas suite à nos sollicitations. En conscience, quatre membres ont estimé devoir voter pour l’annulation : Marcel Rudloff, Jacques Robert, Michel Ameller et moi-même.
Concernant Jacques Chirac, la problématique était différente puisqu’était constaté un léger dépassement, mais pas d’irrégularité manifeste qui ait été portée à notre connaissance. Aussi, pas un seul membre n’a proposé d’annuler ce compte de campagne, pas une seconde. Reste la question de savoir si un tel dépassement de 3 à 4%, comme cela devait être le cas si mon souvenir est exact, justifie, en fait comme en droit, l’annulation de l’ensemble du compte. Pour ma part, et en vertu du principe de proportionnalité entre la faute et la sanction qui est à la base du contrôle juridictionnel, je n’étais pas favorable à une annulation. Le juge constitutionnel n’est pas un expert-comptable, il statue en droit. Au lieu d’appliquer le principe de proportionnalité en admettant qu’un léger dépassement ne justifie pas une annulation automatique, mes collègues ont préféré vérifier si certaines dépenses avaient à être intégrées dans le compte et à quel niveau. C’est une autre approche.
Que retenez-vous des propos tenus postérieurement à cette délibération ?
Roland Dumas, président du Conseil constitutionnel en 1995, a déclaré en 2015 avoir « sauvé la République » suggérant par-là avoir couvert pour la bonne cause des irrégularités des comptes de Jacques Chirac et Edouard Balladur. Violer le secret des délibérations est une faute, mettre en cause la probité des membres du Conseil en faisant croire qu’ils ont pris part à une basse besogne est plus impardonnable. Si des irrégularités manifestes existaient dont certains avaient conscience ou connaissance, pourquoi ne pas l’avoir dit ?
Ensuite, apparemment, certains rapporteurs adjoints auraient manqué à leur devoir de confidentialité sur leurs échanges avec le Président du Conseil constitutionnel dans son bureau.
Est-ce à dire qu’il faut renforcer d’avantage les prérogatives du Conseil constitutionnel ?
Il faut surtout veiller à ce que chacun soit dans son rôle. Depuis l’intervention de la loi organique du 5 avril 2006, la compétence de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques s’étend au contrôle des comptes de campagne des candidats à l’élection présidentielle, et c’est heureux.
Il me semble en tout cas que les propositions suivantes méritent d’être examinées.
- Disposer d’un guide établi par le Conseil constitutionnel en lien avec la Commission des comptes de campagne pour avoir une idée des critères permettant de déterminer les dépenses devant obligatoirement figurer dans les comptes et d’estimer à leur juste valeur certaines dépenses. Les questions posées par le financement d’une campagne ne sont pas faciles : par exemple, un ouvrage publié par un candidat qui retranscrit son programme peut être considéré comme une dépense de campagne. Mais qu’en est-il d’un ouvrage plus personnel comme une biographie ? Et ce n’est là qu’une question parmi tant d’autres !
- Consacrer le principe d’un contrôle de proportionnalité de la sanction d’annulation d’un compte de campagne au lieu d’une peine automatique pour dépassement, fut-ce de peu. Le Conseil constitutionnel doit pouvoir en tant que juge statuer en conscience et en droit sur l’adéquation de l’annulation d’un compte en fonction du dépassement du plafond des dépenses constaté, voire des irrégularités relevées si elles sont bénignes.
- Établir des comptes rendus des débats du Conseil constitutionnel validés par ses membres, et surtout, qu’il s’agisse du contentieux électoral ou autre, y permettre l’expression d’opinions concurrentes ou dissidentes, sur le modèle de la Cour Suprême aux États-Unis ou de la Cour européenne des droits de l’homme. Cela aurait la vertu pédagogique de rappeler que l’office et l’art du juge sont de faire des choix, de trancher. Dans la période actuelle, il est fondamental de motiver de manière bien plus précise et approfondie les décisions prises par les juges. Les anglo-saxons l’appellent l’accountability.
- Désigner parmi les membres du Conseil constitutionnel un rapporteur en titre chargé d’instruire le compte de campagne d’un candidat avec l’assistance des rapporteurs adjoints, pour présenter à ses collègues le fruit de ses analyses et de ses appréciations.
- Anticiper les problèmes posés du fait des nouvelles modalités de campagne via les réseaux sociaux ou via des ONG que l’on voit s’affirmer comme des partis politiques et dont les dépenses peuvent jouer un rôle important lors des campagnes électorales.
Au-delà des considérations comptables, les nouvelles manières de faire campagne constituent en effet un nouveau défi à relever par le juge électoral, Conseil constitutionnel comme Conseil d’État.
1 La loi du 11 mars 1988 relative à la transparence financière de la vie politique, la loi du 15 janvier 1990 relative à la limitation des dépenses électorales et à la clarification du financement des activités politiques, la loi du 29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques.