Élections régionales et départementales de mars 2021 : report, vous avez dit report ?
Par Jean-Pierre Camby, Professeur associé à l’Université de Versailles Saint-Quentin, et Jean-Eric Schoettl, Ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel.
Par Jean-Pierre Camby, Professeur associé à l’Université de Versailles Saint-Quentin, et Jean-Eric Schoettl, Ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel
Alors que le Covid-19 continue de se propager, un report des élections régionales et départementales, prévues en mars 2021, est à l’étude. Quels motifs pourraient justifier une telle décision ?
La situation sanitaire peut-elle conduire à repousser les échéances électorales départementales et régionales ?
La question est devenue lancinante compte tenu de l’évolution récente de la situation sanitaire et de son actuelle dégradation. C’est ainsi que le Chef de l’État a confié à Jean-Louis Debré, ancien président du Conseil constitutionnel, le soin de consulter les partis politiques sur le principe et les modalités d’un tel report.
Peut-on reporter les élections départementales et régionales pour cause de Covid ? La réponse est positive, mais à trois conditions.
1) Une première condition tient au fait que les durées des mandats et donc leur expiration (et le couplage des renouvellements) résultent de la loi (articles L. 192 et L. 336 du code électoral). Les élections ont lieu au mois de mars 2021 à texte inchangé. Il faut donc une intervention du législateur pour retarder cette échéance, et ce, d’autant que la période de computation des dépenses et des recettes électorales a débuté conformément au calendrier prévu par la législation sur les comptes de campagne.
Le décret de convocation peut ne pas être pris dans les délais légaux à condition, pour le gouvernement, de s’autoriser des circonstances exceptionnelles et de se faire rapidement « couvrir » par la loi, par dérogation au droit commun. C’est un scénario voisin qui a été suivi pour le second tour des municipales de 2020 : abrogation, par décret du 17 mars 2020, des dispositions relatives au second tour figurant dans le décret du 4 septembre 2019 portant convocation aux élections municipales ; puis report de ce second tour par voie législative.
2) La deuxième condition tient à l’existence d’un motif d’intérêt général justifiant le report.
Le motif purement sanitaire d’un report du scrutin ne va pas de soi dès lors que les précautions sont prises, lors des opérations électorales, conformément à des standards considérés comme suffisants dans les entreprises, les commerces et les transports en commun. Seules pourraient valablement justifier le report les conséquences de la pandémie (sur la campagne, sur la possibilité de réunir des bureaux de vote complets, sur la possibilité de se déplacer, sur la participation).
La loi pourrait donc reporter le scrutin compte tenu des circonstances exceptionnelles limitant la liberté d’aller et venir et les rassemblements. Il faudrait cependant que la situation sanitaire ait des conséquences assez graves (répétons-le : sur la campagne, sur la possibilité de réunir des bureaux de vote complets, sur la participation ou sur la possibilité même de se déplacer pour participer aux scrutins) pour constituer, du point de vue de la sincérité du scrutin, un impératif d’intérêt général suffisant pour justifier le report d’une échéance démocratique aussi éminente que la tenue des élections régionales et départementales.
3) La troisième condition tient au principe constitutionnel selon lequel la vie démocratique impose une consultation régulière des électeurs en vue de la désignation de leurs représentants.
Ce principe est également conventionnel. Certes, l’article 3 du protocole n° 1 à la CEDH ne l’affirme que pour les élections nationales et ne couvre pas les élections locales, qu’elles soient municipales (Xuereb c. Malte, 2000 ; Salleras Llinares c. Espagne (déc.), 2000) ou régionales (Malarde c. France, 2000). Mais on ne peut pour autant considérer que le report des échéances électorales, pour l’ensemble des régions et des départements, ne pose pas question au regard de la Convention.
Si justifié qu’il soit par des circonstances exceptionnelles, un report n’a jamais conduit jusqu’ici à des prolongations de mandat de plus d’un an (ainsi, les six sénateurs représentant les Français établis hors de France ont vu leur mandat prolongé d’un an par la loi organique du 3 août 2020).
Au-delà de l’année en cours, le report des élections régionales et départementales poserait crûment le problème du report de l’élection présidentielle, car on ne voit pas quel motif d’intérêt général impérieux justifierait le report des élections locales et non celui de l’élection présidentielle. Quant au report des élections régionales et départementales après les deux tours de l’élection présidentielle (si ceux-ci ont lieu à la date prévue), il est évidemment exclu. Le motif d’intérêt général manquerait de l’aveu même du législateur.
On peut difficilement envisager un report de l’élection présidentielle, car l’article 6 de la Constitution fixe la durée du mandat présidentiel à cinq ans. Pour reporter le scrutin présidentiel, il ne faudrait rien de moins qu’une loi constitutionnelle (sauf à faire accepter par le Conseil constitutionnel une dérogation à l’article 6 de la Constitution au nom de circonstances exceptionnelles).
En tout état de cause, l’élection présidentielle étant le moteur principal de notre vie politique et les conseillers régionaux et départementaux faisant partie du collège des personnes habilitées à présenter des candidats à cette élection, les prochaines échéances départementales et régionales doivent en bonne logique avoir lieu avant le scrutin présidentiel.
La loi ne pourrait indéfiniment reporter les élections régionales et départementales au gré de l’évolution de la pandémie . Si la situation sanitaire ne s’améliore pas avant longtemps, il faudra se résoudre à envisager, comme est en train de le faire le Sénat, malgré les problèmes de fiabilité qu’ils soulèvent, d’avoir recours (à titre exclusif ou supplétif) au vote par voie électronique ou au vote par correspondance. Une autre option consisterait à maintenir, mais en les allégeant sensiblement, les règles ordinaires régissant les opérations de vote, notamment en assouplissant la possibilité de voter par procuration, au-delà même de ce qui a été admis pour le second tour des municipales de 2020 . Mais il faudra alors prévenir la fraude, ce qui n’est pas gagné (en l’état du droit, la Commission d’accès aux documents administratifs – CADA – est d’avis de ne pas admettre la communication des procurations annexées aux feuilles d’émargement, même à des fins purement contentieuses).
Une faible participation au mois de mars prochain entacherait-elle les résultats des élections régionales et départementales ? Dit autrement : une forte abstention prévisible, en moyenne, au mois de mars prochain est-elle un motif justifiant à lui seul le report les élections régionales et départementales ?
L’incidence sur la sincérité du scrutin d’un fort taux d’abstention ne saurait s’apprécier au niveau national, mais circonscription par circonscription et eu égard à l’écart des voix. Il faudrait un taux singulièrement fort d’abstention pour conclure, de ce seul fait, à l’atteinte à la sincérité du scrutin.
1) L’idée selon laquelle la validité d’une élection devrait être subordonnée à un seuil minimal de participation aurait des conséquences dévastatrices.
En faire une règle générale serait générer des scrutins non conclusifs. Ce serait aussi méconnaître que la liberté de l’électeur est aussi celle de s’abstenir. Ce serait enfin remettre en cause nombre d’élections. Tant le Constituant pour l’élection du Président de la République que le législateur pour les autres élections ont prévu l’élection à la majorité des suffrages exprimés, sans condition de quorum, au moins au second tour.
Le Conseil d’État (a) et le Conseil constitutionnel (b) se sont prononcés sur la question en 2020.
a) La validité des dernières élections municipales a été mise en cause en raison du faible taux de participation enregistré en moyenne le 15 mars 2020 (46%).
Cette contestation ne pouvait prospérer, ne serait-ce que parce que ce taux moyen est supérieur aux résultats enregistrés lors du référendum de 2000 sur le quinquennat (30%) et lors du second tour des élections législatives de 2017 (43%). Qui a soutenu que le taux de 30% privait de sa légitimité démocratique la révision constitutionnelle de 2000 ? Ou que le taux de 43% du 18 juin 2017 viciait les mandats des actuels députés ?
Aussi le Conseil d’État (Commune de Saint Sulpice sur Risle, 15 juillet 2020) a-t-il rejeté un recours contestant un scrutin municipal au motif qu’un taux d’abstention élevé viciait par lui-même les opérations électorales :
« M… fait seulement valoir que le taux d’abstention s’est élevé à 56 % dans la commune, sans invoquer aucune autre circonstance relative au déroulement de la campagne électorale ou du scrutin dans la commune qui montrerait, en particulier, qu’il aurait été porté atteinte au libre exercice du droit de vote ou à l’égalité entre les candidats. Dans ces conditions, le niveau de l’abstention constatée ne peut être regardé comme ayant altéré la sincérité du scrutin. »
b) Le Conseil constitutionnel, saisi de deux questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) relatives aux dernières élections municipales, s’est prononcé le 17 juin 2020 sur l’incidence d’une forte abstention sur la sincérité du scrutin.
Les QPC articulaient deux séries de critiques : un taux d’abstention anormalement élevé ne permettrait pas de considérer l’élection comme valide ; par ailleurs (mais ceci ne concerne pas les élections départementales et régionales de 2021), l’écart de quinze semaines entre les deux tours porterait atteinte à la sincérité du scrutin, principe réaffirmé au rang constitutionnel par le Conseil constitutionnel dans une décision du 20 décembre 2018 (n° 2018-773 DC).
Les QPC développaient ces arguments en contestant, d’une part (n° 2020-850 QPC), l’article L. 262 du code électoral, en ce qu’il n’exige pas un seuil minimal d’inscrits pour être élu au premier tour, d’autre part (n° 2020-850 QPC), les dispositions de la loi du 23 mars 2020 organisant la dissociation des deux tours, dans la perspective d’un second tour en juin.
Sur ce dernier point, était visé le dispositif de la dernière phrase de l’article 19 de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 : « Dans tous les cas, l’élection régulière des conseillers municipaux et communautaires, des conseillers d’arrondissement, des conseillers de Paris et des conseillers métropolitains de Lyon élus dès le premier tour organisé le 15 mars 2020 reste acquise, conformément à l’article 3 de la Constitution ».
Le Conseil constitutionnel devait donc dire si étaient inconstitutionnelles (en creux en quelque sorte) des dispositions législatives qui, pour définir (art L 262 du code électoral) ou pour consacrer (art 19 de la loi du 23 mars 2020) un premier tour conclusif, retiennent la majorité absolue des suffrages exprimés sans exiger de plus une proportion minimale d’inscrits.
Juger qu’une condition de quorum est nécessaire aurait été mettre le Constituant en contradiction avec lui-même puisque l’article 7 de la Constitution n’impose pas une telle condition pour l’élection présidentielle. Aussi le Conseil constitutionnel a-t-il rejeté les QPC en considérant notamment (décision n°2020- 849 QPC) qu’il n’y avait pas atteinte à la sincérité du scrutin du fait d’une absence de quorum.
Il n’y a pas non plus atteinte à la sincérité du scrutin du fait d’un taux d’abstention élevé. Il appartient toutefois, « le cas échéant, au juge de l’élection, saisi d’un tel grief, d’apprécier si le niveau de l’abstention a pu ou non altérer, dans les circonstances de l’espèce, la sincérité du scrutin ».
Par « Dans les circonstances de l’espèce », il faut comprendre : pour une circonscription déterminée, en présence d’une abstention très importante dans cette circonscription, eu égard à l’écart de voix et compte tenu d’autres faits ou manœuvres de nature à altérer les résultats du vote.
Même si une abstention importante jette un doute sur la représentativité des élus, elle n’entache les résultats du vote que dans des cas extrêmes. Ainsi, les taux d’abstention record (80 %) observés lors les dernières élections législatives partielles ne suffisent pas à conclure à une atteinte à la sincérité du scrutin. Et si, par extraordinaire, on invalidait une élection au motif qu’elle n’a été emportée qu’avec un taux de participation de 20%, qui garantirait un taux plus important à l’échéance suivante ?
2) Dira-t-on que l’abstention due à la crainte de la contagion biaise la composition des votants (par exemple en dissuadant de voter les électeurs âgés, plus exposés aux effets de la contagion et plus conservateurs sur l’échiquier des opinions politiques) ?
Une telle objection relève de la pure conjecture. Et si un tel phénomène était scientifiquement repérable, que devrait-on faire ? Reporter les échéances électorales tant que le virus circule, ce qui peut durer encore des années ? Y compris pour l’élection présidentielle ?