Par Jean-Pierre Camby, Professeur associé à l’université de Versailles Saint-Quentin, et Jean-Éric Schoettl, Ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel

La loi n° 2020-290 du 23 mars 2020, non déférée au Conseil constitutionnel, a ouvert une alternative selon la situation sanitaire constatée au mois de mai. Si la pandémie du Covid 19 ne permettait pas la tenue du second tour des élections municipales en juin, celles-ci étaient reportées pour les deux tours, s’agissant des élections non définitivement acquises. Si, au contraire, la situation sanitaire le permettait, le second tour aurait lieu en juin.

Le 18 mai 2020, le comité des scientifiques a donné son accord à cette seconde solution. En application du décret du 27 mai 2020, le second tour des élections municipales aura lieu le 28 juin – réserve toujours faite de l’hypothèse, aujourd’hui écartée, selon laquelle la dégradation de la situation sanitaire justifierait un nouveau report de l’ensemble des opérations électorales restant à tenir. Ce dispositif, que la loi du 22 juin 2020 vient de préciser, a fait l’objet de deux QPC (n° 849 et 850). Elles ont été rejetées le 17 juin par le Conseil constitutionnel.

La stabilité des listes électorales, sauf inscriptions automatiques – essentiellement pour les électeurs qui atteignent leur majorité – ou radiations automatiques – essentiellement par décès – a été organisée par l’ordonnance du 1er avril 2020 (n° 2020-390). Les règles de propagande, de fusion des listes entre les deux tours, de computation des dépenses et des recettes de campagne ayant été fixées dès la loi du 23 mars 2020, et complétées par le décret du 27 mai dernier, la situation juridique est donc consolidée. Il est temps de se rendre aux urnes !

Quelles conclusions tirer des décisions n° 849 et 850 QPC du 17 juin dernier ?

Ces deux QPC font écho à une campagne, largement diffusée sur les réseaux sociaux, appelant les candidats, notamment les battus du premier tour, à contester les résultats devant le juge de l’élection notamment en considération du fort taux d’abstention. Elles nourrissaient des recours sériels, rédigés identiquement, largement diffusés et repris au contentieux, notamment dans de petites communes.

Les QPC articulaient deux séries de critiques : un taux d’abstention anormalement élevé ne permettrait pas de considérer l’élection comme valide ; par ailleurs l’écart de quinze semaines entre les deux tours porterait atteinte à la sincérité du scrutin, principe réaffirmé au rang constitutionnel par le Conseil constitutionnel dans une décision du 20 décembre 2018 (n° 2018-773 DC).

Les QPC développaient ces arguments en contestant, d’une part (n° 2020-850 QPC), l’article L. 262 du code électoral, en ce qu’il n’exige pas un seuil minimal d’inscrits pour être élu au premier tour, d’autre part (n° 2020-850 QPC), les dispositions de la loi du 23 mars 2020 organisant la dissociation des deux tours, dans l’hypothèse d’un second tour en juin.

Était en particulier visé , pour les premiers tours conclusifs, le dispositif de la dernière phrase de l’article 19 de la loi n°2020-290 du 23 mars 2020 : « Dans tous les cas, l’élection régulière des conseillers municipaux et communautaires, des conseillers d’arrondissement, des conseillers de Paris et des conseillers métropolitains de Lyon élus dès le premier tour organisé le 15 mars 2020 reste acquise, conformément à l’article 3 de la Constitution », dont il était soutenu qu’il faisait mention du principe de l’égalité de suffrage pour ne pas le respecter. Était également en cause le reste de cet article, lequel organise la dissociation dans le temps entre les deux tours.

Les signataires de la présente note ont pu considérer que le renvoi ainsi opéré par le Conseil d’État, portant du même mouvement sur les élections conclusives et les opérations restant à tenir, était fort large et ne se justifiait que par le souci d’ouvrir au Conseil constitutionnel le champ opératoire le plus large possible, afin de le voir purger un groupe de dispositions connexes de l’ensemble des griefs que les requérants, toujours imaginatifs, pourraient s’évertuer à lui adresser au travers de QPC de caractère sériel1. Nous avons également avoué notre perplexité face à la transmission au Conseil constitutionnel de l’article L. 262 du code électoral, pourtant déjà déclaré conforme à la Constitution : quel changement de circonstances rendait la QPC recevable, nonobstant la déclaration de conformité antérieure ?

Sur ce dernier point, la décision n° 2020-850 QPC est d’une rassurante simplicité. Elle oppose une fin de non-recevoir à la question, celle-ci ayant déjà été tranchée par le Conseil et aucune circonstance nouvelle ne conduisant à revenir sur cette appréciation. Dans une décision du 18 novembre 1982, précise le Conseil constitutionnel, il a spécialement examiné l’article L. 262 du code électoral, dans la même rédaction que celle contestée par la requérante. Il a déclaré ces dispositions conformes à la Constitution pour les motifs et moyennant le dispositif de sa décision. Si, depuis cette décision, le champ d’application de ces dispositions a été étendu aux communes d’au moins 1 000 habitants, les dispositions prévoyant cette extension ont été déclarées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel dans une décision du 16 mai 2013. En outre, ni la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, ni la mention explicite du principe de sincérité du scrutin dans des décisions du Conseil constitutionnel postérieures aux décisions précitées ne constituent un changement de circonstances justifiant le réexamen des dispositions contestées. Le taux d’abstention des électeurs lors du scrutin qui s’est tenu le 15 mars 2020 et le contexte particulier lié à l’épidémie de covid-19, circonstances exceptionnelles mais temporaires, ne constituent pas non plus un changement des circonstances justifiant un tel réexamen.

Quant à l’autre décision, elle écarte de façon convaincante la seule branche sérieuse du moyen : l’intervalle de temps séparant les deux tours, dans les quelque 5 000 communes où il y a lieu à second tour. Dans les circonstances de l’espèce et compte tenu des précautions prises, est-il jugé, cet intervalle n’est pas de nature à porter atteinte à la sincérité du scrutin ou à l’égalité devant le suffrage.

S’agissant du principe du report, le Conseil admet qu’il est justifié par un motif impérieux d’intérêt général : alors que le choix avait été fait, avant qu’il n’intervienne, de maintenir le premier tour de scrutin le 15 mars, le législateur a entendu éviter que la tenue du deuxième tour de scrutin le 22 mars et la campagne électorale le précédant ne contribuent à la propagation de l’épidémie de covid-19, dans un contexte sanitaire ayant donné lieu à des mesures de confinement de la population.

Les modalités du report sont également déclarées non contraires à la Constitution au bénéfice des observations suivantes :

  • En premier lieu, le délai maximal fixé pour la tenue du second tour était, lors de son adoption, adapté à la gravité de la situation sanitaire et à l’incertitude entourant l’évolution de l’épidémie ;
  • En deuxième lieu, le législateur a imposé au pouvoir réglementaire de fixer la date de ce second tour, par décret en conseil des ministres pris le 27 mai 2020 au plus tard et subordonné cette fixation à la condition que la situation sanitaire le permette, compte tenu notamment de l’analyse du comité de scientifiques prévu à l’article L. 3131-19 du code de la santé publique ;
  • En troisième lieu, les dispositions contestées ne favorisent pas par elles-mêmes l’abstention. Il appartiendra, le cas échéant, au juge de l’élection, saisi d’un tel grief, d’apprécier si le niveau de l’abstention a pu ou non altérer, dans les circonstances de l’espèce, la sincérité du scrutin ;
  • En dernier lieu, plusieurs mesures d’adaptation du droit électoral contribuent à assurer, malgré le délai séparant les deux tours de scrutin, la continuité des opérations électorales, l’égalité entre les candidats au cours de la campagne et la sincérité du scrutin, en particulier le maintien des listes électorales établies pour le premier tour.

Le Conseil a en outre fait litière du grief dénonçant une mesure de validation dans la disposition selon laquelle l’élection régulière des premiers tours définitifs « reste acquise ». C’est évidemment sous réserve des vices propres dont elle serait entachée.

Sont écartées les atteintes à la sincérité du scrutin, dont il faut rappeler qu’elles correspondent à une intention volontaire de s’affranchir de règles ou de frauder, et l’argument selon lequel un fort taux d’abstention serait en lui-même une source d’annulation des résultats. Comme l’indique le Conseil constitutionnel dans la décision n°2020- 849 QPC, il appartient « le cas échéant, au juge de l’élection, saisi d’un tel grief, d’apprécier si le niveau de l’abstention a pu ou non altérer, dans les circonstances de l’espèce, la sincérité du scrutin ».

Ces deux décisions sont de nature à faire échec au contentieux de masse qui menaçait les opérations électorales des 15 mars et 28 juin 2020.

Place est donc faite au second tour, avec des règles adaptées par la loi et sous le contrôle du juge.

Que peut-on tirer comme conséquences de la loi n° 2020-760 du 22 juin 2020 tendant à sécuriser l’organisation du second tour des élections municipales et communautaires de juin 2020 et à reporter les élections consulaires ?

Cette loi tranche l’alternative qui avait été ouverte en mars quant à l’organisation du second tour. Ici encore, les faits s’imposent au droit. L’objectif est de faciliter les opérations dans un cadre sécurisé. À l’exception des élections municipales et communautaires dans sept communes guyanaises (décret n° 2020-774 du 24 juin 2020) et de l’élection des conseillers consulaires des Français établis hors de France, les opérations électorales restant à tenir auront lieu le 28 juin.

S’agissant des Français de l’étranger, l’article 3 I 1° de la loi proroge le mandat en cours des conseillers consulaires et des délégués consulaires jusqu’au mois de mai 2021, date reportée des prochaines élections. Cette date préfixe (qui devra être validée par le comité de scientifiques) a été préférée à une date butoir d’un an au plus tard, défendue par certains parlementaires pendant les débats. Par répercussion, ce report d’un an pose un problème tant sur la date d’élection et la durée des mandats des six sénateurs issus de ce corps électoral, que sur leur participation au renouvellement triennal du Sénat. Une loi organique, imminente, doit prolonger le mandat de ces six sénateurs et raccourcir d’un an celui des leurs successeurs, ce qui n’est pas sans soulever d’autres questions.2

S’agissant des élections municipales non définitives, on peut relever que la loi intervient tard au regard de la date de l’élection.

La loi du 22 juin procède à un seul aménagement notable du régime électoral : elle permet, le 28 juin, à un mandataire de disposer de deux procurations, où que se situe le lieu d’établissement de ces procurations (alors que l’article L 73 du code électoral dispose depuis longtemps que « Chaque mandataire ne peut disposer de plus de deux procurations, dont une seule établie en France »). Cette dérogation est naturellement destinée à favoriser la participation. Elle nous paraît très nettement préférable au vote par correspondance, postale ou électronique, qui pose de nombreux problèmes et qui n’aurait en toute hypothèse pas pu être mis en place dans le délai séparant la loi de la tenue des élections. La possibilité de deux procurations ne soulève pas les mêmes difficultés : on est en terrain balisé, même si on peut être sceptique sur la possibilité de solliciter le déplacement de l’autorité qui recueille la procuration par voie écrite, électronique ou téléphonique, cette dernière possibilité rendant difficile le contrôle du juge sur la réalité de la demande préalable, qui est pourtant une exigence juridictionnelle liée au consentement du mandant (CE 4 janv. 1978 élec. de Beussent, n° 9001C.) Par ailleurs les procurations établies pour le 22 mars restent valables.

Au-delà, la loi prévoit que « des équipements de protection adaptés sont mis à la disposition des électeurs » dans les bureaux de vote.

Notons au passage que la règle posée par l’article L. 567-1 A du code électoral, selon laquelle « Il ne peut être procédé à une modification du régime électoral ou du périmètre des circonscriptions dans l’année qui précède le premier tour d’un scrutin », ne peut résister à une situation de crise comme celle que nous traversons. Le Conseil constitutionnel a eu la sagesse de juger à son propos qu’il ne traduisait pas un principe fondamental reconnu par les lois de la République (Cons. const. N° 2008- 563 DC du 21 février 2008).

Que penser de la circulaire du 18 juin sur l’organisation des bureaux de vote ?

Cette circulaire, antérieure à la loi, l’anticipe et applique les décrets du 27 mai 2020. Elle rappelle que chaque liste doit bénéficier de deux panneaux électoraux par emplacement au lieu d’un seul, et la possibilité d’utiliser la liste d’émargement du premier tour ou d’éditer, pour tous les bureaux de la commune, une nouvelle liste. Elle insiste, comme la précédente circulaire du 9 mars 2020, sur le respect des gestes barrière, en particulier le port du masque obligatoire, qui n’exclut évidemment pas les contrôles d’identité. Elle souligne la nécessité de chercher des scrutateurs en nombre suffisant, en privilégiant le recours aux électeurs et aux personnes désignées par les candidats parmi ceux-ci. Elle évoque le nombre minimal d’électeurs qui doivent être présents simultanément dans le bureau de vote, la régulation des présences lors du dépouillement, la limitation à une table de dépouillement pour moins de 500 électeurs inscrits dans un seul bureau, etc.

Ce faisant, elle ne déroge pas à la substance des règles habituelles de composition des bureaux de vote, de secret du scrutin, de transparence des opérations et de contrôle du dépouillement, garanties de la sincérité du scrutin.

Ainsi, au moins pour ce qui est de ces élections, on peut espérer que la crise sanitaire ne se transformera pas en crise démocratique.

 

[1] V. précédent article 2 juin 2020 : Le contentieux des municipales par temps de pandémie : le Conseil d’État remplit le Conseil constitutionnel de la plénitude de ses prérogatives.
[2] V. Jp Camby, petites affiches 18 juin 2020.

 

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