De la nécessité de mettre fin à la relative irresponsabilité des magistrats
Par Bertrand Mathieu, Professeur à l’École de droit de la Sorbonne – Université Paris 1, Ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature, Expert du Club des juristes.
Par Bertrand Mathieu, Professeur à l’École de droit de la Sorbonne – Université Paris 1, Ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature, Expert du Club des juristes
La volonté affichée par le président de la République d’engager une réflexion sur le régime de responsabilité des juges se justifie, notamment, au regard du mouvement de juridicisation de la vie sociale et politique. Cette réforme, techniquement difficile, doit s’accompagner d’une réflexion sur l’acte de juger et les obligations qui sont celles des juges au service des justiciables.
Pourquoi cette question est-elle aujourd’hui cruciale ?
L’actualité est régulièrement marquée par des interventions de la justice dans le domaine politique qui, justifiées ou non, se multiplient : perquisitions au sein des assemblées parlementaires, interventions dans une campagne présidentielle, saisie des agendas d’un ancien président de la République, écoute des conversations téléphoniques de ce dernier avec son avocat, ouverture d’une information judiciaire contre un garde des Sceaux qui diligente une inspection concernant des magistrats, perquisitions dans différents ministères concernant les conditions de gestion de la crise sanitaire…
Alors même que ces pratiques posent un réel problème en termes de séparation des pouvoirs, elles conduisent à s’interroger sur la question de savoir si un tel renforcement des pouvoirs des juges est compatible avec une relative irresponsabilité des magistrats et un contrôle exclusivement endogène de l’institution judiciaire.
Si ces interventions des juges et les polémiques qu’elles suscitent sont les plus visibles, les justiciables « ordinaires » peuvent avoir à faire face à des comportements inappropriés, à des décisions erratiques, qui ne sont pas propres à la justice mais qui ne l’épargnent pas non plus, voire à des comportements partiaux ou qui donnent l’apparence de l’être. Dans ces hypothèses, la responsabilité des juges qui en sont les auteurs ne peut pas être effectivement mise en jeu et les voies de recours qui pourraient rétablir la situation, souvent quelques années plus tard, ne permettent pas vraiment de réparer les dommages qui ont pu être causés à une réputation ou à un patrimoine.
Quels sont les mécanismes applicables en France en matière de responsabilité des juges ?
La responsabilité des magistrats doit être appréhendée tant sur le plan civil que sur le plan disciplinaire.
En France, le code de l’organisation judiciaire prévoit que l’État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service de la justice. En cas de faute personnelle, la responsabilité du magistrat ne peut être mise en cause qu’à la suite d’une action récursoire de l’État. Or une telle action récursoire n’a jamais été mise en œuvre. Par ailleurs, la loi organique du 5 mars 2007 prévoit que « toute décision définitive d’une juridiction nationale ou internationale condamnant l’État pour fonctionnement défectueux de la justice est communiquée aux chefs de cours d’appel intéressés par le garde des Sceaux… ». Mais le Conseil supérieur de la magistrature, dans son rapport de 2014, estime qu’il ne peut pas en être tenu compte lors de l’examen des dossiers individuels qui lui sont soumis, notamment en vue d’un avancement.
Les procédures disciplinaires peuvent être diligentées à l’initiative du garde des Sceaux, des chefs de cours et des justiciables se plaignant du comportement d’un magistrat. Les éventuelles sanctions sont prononcées, ou proposées, par le Conseil supérieur de la magistrature. Ces décisions sont susceptibles de recours devant le Conseil d’État.
Ce régime de responsabilité doit-il évoluer ? Quelles solutions peuvent être retenues ?
La mise en jeu de la responsabilité des magistrats est en réalité peu effective. Elle se heurte à plusieurs obstacles, notamment, une relative inertie des chefs de juridictions qui, par exemple, usent peu de l’arme de l’avertissement, une certaine frilosité de l’institution judiciaire et l’inefficacité de la procédure d’engagement de la responsabilité des magistrats à l’initiative des justiciables mise en place en 2008.
La mise en jeu de la responsabilité civile du magistrat pour faute professionnelle présente plusieurs difficultés. D’une part, la possibilité pour les justiciables d’exercer des actions directes en responsabilité contre les magistrats pourrait conduire à déstabiliser leur action. D’autre part, cette responsabilité des magistrats est jugée par des juridictions composées exclusivement de magistrats, ce qui pourrait laisser peser un soupçon de solidarité de corps.
Mais, en fait, la véritable raison de l’absence de mise en œuvre de cette action récursoire, et plus largement les restrictions apportées à la mise en cause de la responsabilité des juges, tient probablement à la crainte que cette procédure permette de mettre en cause l’acte juridictionnel lui-même, c’est-à-dire la décision judiciaire. La « sacralisation » de la décision de justice peut se justifier au regard des interventions externes. Mais tel n’est pas nécessairement le cas lorsque la faute grave a été reconnue par la décision rendue par une Cour d’appel ou par la Cour de cassation. Le constat de la faute s’inscrit ainsi dans le strict cadre du contrôle juridictionnel, en revanche les conséquences à tirer d’une telle faute pourraient être appréciées selon un autre « circuit ». De ce point de vue, il est impossible de connaître les taux d’appel ou de cassation des décisions rendues par les juges. Certes la censure d’une décision à l’occasion d’un recours n’est pas nécessairement révélatrice d’une faute, elle pourra même l’être exceptionnellement. Certes une analyse purement statistique n’est pas satisfaisante, elle peut traduire un choix jurisprudentiel. Il n’en reste pas moins que la répétition de censures des décisions d’un magistrat pour erreur de droit, contradiction entre les motifs et le dispositif, absence de motivation, erreur sur les faits pris en compte… peut être révélatrice, sinon de fautes graves, du moins d’une insuffisance professionnelle, qui ne pourra faire l’objet de sanctions disciplinaires, mais qui ne sera même pas prise en compte dans le déroulement de la carrière du magistrat. De ce point de vue, la protection de la décision judiciaire ne peut justifier l’irresponsabilité totale du magistrat.
Concernant les plaintes des justiciables devant le Conseil supérieur de la magistrature, son relatif échec ne doit certainement pas conduire à l’abandonner, bien au contraire, il convient de rechercher les moyens de la rendre plus effective . L’un des défauts majeurs de la procédure tient au fait que les commissions d’admission des requêtes (CAR), qui filtrent les plaintes, ne peuvent que déclarer la plainte irrecevable ou engager une lourde procédure disciplinaire qui aboutira à la comparution du magistrat devant la formation disciplinaire compétente. Il n’est pas possible d’aller plus loin, dans le cadre de ce blog, sur cette question, mais l’aménagement de cette procédure afin de la rendre plus effective est l’une des conditions essentielles de l’instauration d’un véritable régime de responsabilité des magistrats.
En conclusion, si pratiquement le curseur est difficile à déterminer, la réforme, nécessaire, du régime de responsabilité des magistrats doit être guidée par quelques principes : la légitimité du juge ne tient qu’à son impartialité ; l’indépendance du juge, comme sa compétence, sont d’abord une garantie du justiciable ; enfin, pour paraphraser Montesquieu, tout pouvoir qui ne connaît pas de limites externes peut devenir dangereux.