Corruption & Transaction(s) dans l’affaire Bolloré : les chemins divergents d’une justice pénale négociée
Par Jean-Marie Brigant, Maître de conférences en droit privé, Le Mans Université.
Par Jean-Marie Brigant, Maître de conférences en droit privé, Le Mans Université
Le financement de la campagne présidentielle togolaise en 2009-2010 par le groupe Bolloré en contrepartie de concession portuaire a conduit à l’ouverture d’une information judiciaire pour des faits de corruption active d’agent public étranger et d’abus de confiance. À la suite de la mise en examen de la société Bolloré, de son dirigeant et directeurs généraux, le Parquet National Financier leur a proposé une double transaction : une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) pour la personne morale (amende de 12 millions d’euros, mise en conformité de 2 ans pour un coût de 4 millions d’euros), une comparution avec reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), sorte de plaider coupable, pour les personnes physiques (amende de 375 000 euros). Le 26 février 2021, si le tribunal judiciaire a bien validé la CJIP au bénéfice de la société, il a en revanche refusé d’homologuer la CPRC la jugeant inadaptée pour des faits de corruption qui doivent être jugés par un tribunal correctionnel.
Existe-t-il une articulation dans l’utilisation d’une CRPC et d’une CJIP pour une même affaire ?
A l’heure actuelle, il n’existe aucune disposition légale permettant de coordonner les mécanismes de CJIP et de CRPC dans une même affaire de corruption.
La CJIP est une alternative aux poursuites, introduite en 2016 par la loi Sapin 2, qui est expressément réservée aux personnes morales. En effet, « Les représentants légaux de la personne morale mise en cause demeurent responsables en tant que personnes physiques » (art. 41-1-2 CPP). Pour les mêmes faits, une CJIP peut être conclue avec la personne morale alors que ses dirigeants (et cadres) peuvent faire l’objet de poursuites pénales « selon une appréciation au cas par cas » (Circulaire 31 janvier 2018 – Lignes directrices PRF- AFA 26 juin 2019).
En pratique, la CRPC est apparue comme un dispositif complémentaire de la CJIP concernant les personnes physiques (aff. HSBC Private Bank 2017) même si cette alternative au jugement s’adresse logiquement en priorité aux affaires simples et en état d’être jugées, dans lesquelles il existe une certaine prévisibilité de la sanction. Tel n’est pas le cas des infractions de corruption qui en raison de la complexité des faits et de leur intérêt pour la société, semblent justifier une audience devant le tribunal correctionnel.
Lors de l’examen du projet de loi « Parquet européen & justice pénale spécialisée » à l’automne 2020, plusieurs amendements avaient été déposés en vain par les députés visant soit à étendre la CJIP aux personnes physiques, soit à imposer la conclusion d’une composition pénale avec celles-ci en parallèle de la CJIP. Avec l’affaire Bolloré, de telles propositions pourraient revenir devant le législateur dans un souci d’équité et de cohérence de la réponse pénale.
Le tribunal peut-il refuser d’homologuer la proposition de peines du Parquet dans le cadre d’une CRPC ?
Dans le cadre d’une CRPC, la proposition de peine du Parquet, acceptée par la personne qui a reconnu les faits, doit être soumise au juge du siège aux fins d’homologation (art. 495-9 CPP). C’est ainsi que l’acceptation par M. Bolloré (et deux autres cadres du groupe) d’une amende de 375 000 euros proposée par le PNF a été logiquement contrôlée par le tribunal judiciaire de Paris. Faute de pouvoir négocier ou modifier la proposition du Parquet, le TJ n’a que deux possibilités : soit l’homologuer (ce qui correspond à 90% des cas), soit refuser de l’homologuer – ce qui constitue une situation exceptionnelle, à l’instar de celle de M. Bolloré. Mais pour quelles raisons un juge peut-il refuser d’homologuer une proposition de peine pourtant acceptée par un justiciable ?
Comme le précise le CPP, « le président peut refuser l’homologation s’il estime que la nature des faits, la personnalité de l’intéressé, la situation de la victime ou les intérêts de la société justifient une audience correctionnelle ordinaire ou lorsque les déclarations de la victime entendue en application de l’article 495-13 apportent un éclairage nouveau sur les conditions dans lesquelles l’infraction a été commise ou sur la personnalité de son auteur » (art. 495-11-1- Cons. Const., 2 mars 2004, n° 2004-492, § 107). Dans cette affaire, le TJ a considéré que les peines étaient inadaptées au regard de la gravité des faits reprochés et qu’il était nécessaire que ces faits de corruption reprochés au « président d’un groupe de réputation mondiale et représentant l’image de la France à l’étranger » qui ont « gravement porté atteinte à l’ordre public économique et à la souveraineté du Togo » soient jugés par un tribunal correctionnel. C’est donc bien la nature des faits, la personnalité de l’auteur et l’intérêt pour la société qui justifient ce refus d’homologation et in fine le renvoi des protagonistes devant la justice pénale.
Toutefois, cette procédure avortée de CRPC qui contient une reconnaissance de culpabilité ne risque-t-elle pas de porter atteinte à la présomption d’innocence et à l’exigence de loyauté ? La question est d’autant plus importante qu’à peine de nullité de la procédure, il a été dressé procès-verbal des formalités accomplies. Sur ce point, il est prévu que la CRPC va être « effacée » : « le procès-verbal ne peut être transmis à la juridiction d’instruction ou de jugement, et ni le ministère public ni les parties ne peuvent faire état devant cette juridiction des déclarations faites ou des documents remis au cours de la procédure » (art. 495-14 CPP). Ainsi, les déclarations faites par M. Bolloré lors de la CRPC ne peuvent être utilisées devant le tribunal. Il reste à savoir ce qu’il en est pour celles effectuées dans le cadre de la CJIP…Enfin, pour des raisons d’impartialité, il est recommandé que le même magistrat ne puisse statuer successivement dans le cadre d’une CRPC puis au sein du tribunal correctionnel.
Un recours est-il possible contre une ordonnance de refus d’homologation d’une CRPC ?
La réponse à cette question permet de constater qu’en matière de CRPC, la logique du recours est inversée.
D’un côté, il est expressément prévu que l’ordonnance d’homologation peut, dans tous les cas, faire l’objet d’un appel de la part du condamné dans le délai de droit commun de dix jours (art. 495-11 CPP). Cette possibilité d’appel offerte à la personne condamnée peut surprendre car c’est elle-même qui a consenti à la peine. Cette voie de recours constitue en réalité une garantie supplémentaire qui permet de se prémunir contre toute erreur de fait, tout en préservant les droits de la défense (CESDH, art. 6 ; CPP, art. prélim.).
De l’autre côté, l’ordonnance de refus d’homologation est insusceptible d’appel, ni de la part de l’intéressé, ni du procureur de la République. De manière constante, la jurisprudence affirme qu’« aucun texte n’envisageant la possibilité d’un recours contre l’ordonnance de refus d’homologation des peines prononcées par le procureur de la République dans le cadre d’une procédure de CPRC, un pourvoi en cassation contre une telle décision n’est possible que si son examen fait apparaître un risque d’excès de pouvoir relevant du contrôle de la Cour de cassation » (Cass. crim., 30 mars 2021, n° 20-86.358 ; 1er sept. 2020, n° 19-83.658). En estimant que la procédure CRPC n’était pas adaptée dans cette affaire, le Président du tribunal n’a donc commis aucun excès de pouvoir.
Néanmoins, cette absence de voie de recours à l’encontre d’une ordonnance judiciaire de refus d’homologation ne porte-t-elle pas atteinte à la Constitution ? En effet, l’intéressé se trouve exposé automatiquement à une procédure lui faisant encourir le maximum de la peine prévue par la loi (ici 10 ans d’emprisonnement), ce qui est susceptible de méconnaître les droits de la défense et le principe du procès équitable garantis par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Cette question prioritaire de constitutionnalité (posée dans une autre affaire) a été jugée sérieuse par la Cour de cassation qui a décidé de la transmettre au Conseil constitutionnel (Cass. crim., 7 avril 2021, n° 21-90.004 QPC). La décision qui sera rendue prochainement par les Sages sera examinée avec intérêt par M. Bolloré et ses avocats.
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