Amazon/Deliveroo au Royaume-Uni : l’application de l’exception de l’entreprise défaillante, signe des temps ?
Par Bastien Thomas, avocat associé, Racine Avocats.
Par Bastien Thomas, avocat associé, Racine Avocats
La crise du Covid-19 a, en quelques semaines, bouleversé profondément le droit de la concurrence. Elle a eu des conséquences procédurales immédiates sur les calendriers du contrôle des concentrations. Sur le fond, la décision rendue publique le 17 avril par la Competition and Markets Authority (CMA) britannique dans l’opération Amazon/Deliveroo, qui a accepté l’exception de l’entreprise défaillante (« failing firm defense » ou « FFD ») est la première où la crise actuelle est prise en compte de façon flagrante dans l’analyse des effets sur le marché.
Qu’est-ce que la « Failing firm defense » et que permet-elle ?
La FFD permet d’autoriser, sans engagement, une concentration anticoncurrentielle, lorsque la cible est menacée de disparition. Ses conditions d’application sont d’ordinaire appréciées très strictement : en raison de ses difficultés financières, la cible doit être vouée à disparaître du marché en l’absence de l’opération (condition de disparition) ; il n’existe pas d’alternative à l’opération qui serait moins dommageable pour la concurrence (condition d’absence d’alternative moins dommageable) ; l’effet de l’opération sur la concurrence ne doit pas être pire que celui de la disparition de la cible (condition de neutralité).
La FFD n’a été que très exceptionnellement appliquée par les autorités de concurrence. Même la crise financière de 2008 n’avait pas donné lieu à une augmentation des cas. Depuis 1998, elle n’a en effet été accueillie que quatre fois par la Commission européenne, les deux affaires les plus récentes datant de 2013, à l’occasion de la reprise d’une raffinerie à Hambourg et de l’acquisition par la compagnie aérienne grecque Aegean Airlines de son concurrent Olympic Air. En France, ses dernières applications remontent à 2003 et l’Autorité l’avait rejetée dans le cadre de la reprise d’actifs de SeaFrance par Eurotunnel en 2012 et d’actifs de William Saurin par Cofigeo en 2018.
Quel élément déclencheur a fait évoluer la position de la Competition and Markets Authority ?
Au cas présent, la CMA enquêtait depuis juin 2019 sur l’acquisition par Amazon d’une participation minoritaire dans Deliveroo. Elle avait ouvert une phase d’examen approfondi en décembre 2019, au motif que l’opération risquait de décourager Amazon de réentrer sur le marché de la restauration en ligne, qu’elle avait quitté fin 2018, et de l’empêcher de se développer sur le marché naissant de la livraison de produits d’épicerie en ligne.
Or, la décision de confinement intervenue en cours d’instruction avait provoqué la fermeture de nombreux restaurants normalement accessibles sur Deliveroo. Les ventes de produits d’épicerie de proximité étaient restées limitées. En cours d’instruction, Deliveroo avait donc informé la CMA que la dégradation brutale de sa situation financière allait irrémédiablement la conduire à cesser ses activités, en l’absence de l’investissement d’Amazon.
Sur la base de documents internes des parties, la CMA a considéré qu’en l’absence d’un tel investissement, Deliveroo allait en effet sortir du marché. Aucune autre source d’investissement n’était disponible à court terme : ni financement par les actionnaires existants, ni financement par de nouveaux investisseurs ni emprunts, compte tenu de la crise actuelle. Par ailleurs, Amazon n’ayant pas été capable de développer seul un réseau de livraison susceptible de remplacer Deliveroo dans un délai bref, la disparition de cette dernière aurait réduit le nombre d’offreurs de trois à deux et aurait eu des conséquences négatives sur les prix et la qualité du service. Au vu de ces circonstances particulières, la CMA a donc conclu, à titre provisoire, que l’investissement d’Amazon dans Deliveroo n’engendrerait pas d’effets anticoncurrentiels.
Cette décision de la CMA ouvrira-t-elle la voie à d’autres cas de ce type ?
Il est sans doute encore trop tôt pour le dire. L’opération Amazon/Deliveroo était très différente des précédents cas de FFD car l’enjeu était ici une prise de participation minoritaire résultant, sur le principal marché concerné, dans la disparition d’une concurrence potentielle d’Amazon vis-à-vis de Deliveroo et ses concurrents, et non l’acquisition d’un concurrent frontal aboutissant à la création d’une position dominante.
Il n’en reste pas moins que la soudaineté de la crise actuelle, la variété des secteurs touchés et le choc simultané d’offre et de demande vont sans doute conduire les entreprises à avancer plus souvent cet argument. Peut-être que les assouplissements majeurs apportés par la Commission à sa politique d’aides d’État pourraient trouver un écho analogue en matière de contrôle des concentrations. Si l’on accepte, en droit des aides d’État, que l’ensemble des contribuables portent le poids d’un soutien à une entreprise ou un secteur particulier, il ne semble pas aberrant d’accepter que les consommateurs d’un produit ou d’un service donné portent le risque d’une hausse des prix : une application moins stricte des critères de l’entreprise défaillante pourrait y contribuer.
Enfin, sur un plan plus général, il est assez symbolique que le premier bénéficiaire de cette approche plus clémente soit Amazon, l’une des entreprises les plus visées par le Big Tech backlash de ces dernières années. La crise du Covid-19 affaiblira-t-elle la volonté d’encadrer plus strictement le comportement de ces entreprises ?
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