Affaire Baby-Loup : la France a-t-elle réellement été condamnée par l’ONU ?
Alors que la « saga » Baby-Loup semblait avoir définitivement pris fin avec le rejet par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation le 25 juin 2014 du pourvoi formé par une ancienne salariée licenciée pour faute grave en raison du port d’un foulard en violation du règlement intérieur de la crèche associative dans lequel était inscrit le principe de laïcité et de neutralité, le Comité des droits de l’homme de l’ONU a fait part le 10 août dernier de ses constatations sur l’affaire. Il a considéré que « la restriction établie par le règlement intérieur de la crèche et sa mise en œuvre constituent une restriction portant atteinte à la liberté de religion de l’auteur en violation de l’article 18 du Pacte » (§ 8.9) et que le licenciement basé sur ce règlement intérieur « constitue une discrimination inter-sectionnelle basée sur le genre et la religion, en violation de l’article 26 du pacte » (§8.13). Un tel avis a été rapidement présenté dans les médias comme une condamnation de la France par l’ONU. Une telle présentation apparaît peu conforme à la portée juridique des avis du Comité des droits de l’homme.
Décryptage par Julie Klein, Professeur à l’Université de Rouen.
» L’avis du Comité des droits de l’homme est idéologique et devrait être sans influence sur la jurisprudence Baby-Loup «
Qu’est-ce que le Comité des droits de l’homme de l’ONU et quelles sont ses compétences ?
Le Comité des droits de l’homme est un organe du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme qui surveille la mise en œuvre par les Etats parties du Pacte international relatif aux droits civils et politiques adopté le 16 décembre 1966 par l’Assemblée générale des Nations unies (article 28 du Pacte).
Il est composé de 18 membres, experts ressortissants des Etats parties qui sont élus et siègent à titre individuel. Ils se réunissent, en général trois fois par an, au Siège de l’Organisation des Nations Unies ou à l’Office des Nations Unies à Genève. Il s’agit donc d’un comité d’expert chargé d’une surveillance de l’application du Pacte, et non d’un organe juridictionnel.
Il ne doit pas être confondu avec le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, créé en 2006, qui est l’organe intergouvernemental principal des Nations unies sur toutes les questions relatives aux droits de l’homme.
Le Comité des droits de l’homme est compétent dans quatre hypothèses : il a vocation à examiner (i) les rapports sur la mise en œuvre des droits consacrés par le Pacte que tous les Etats parties sont tenus de présenter au Comité à intervalles réguliers (article 40 du Pacte), (ii) les communications dans lesquelles un Etat partie prétend qu’un autre Etat partie ne s’acquitte pas de ses obligations au titre du Pacte (article 41 du Pacte), (iii) les communications émanant de particuliers qui se disent victimes d’une violation d’un des droits reconnus dans le Pacte (Premier protocole facultatif du Pacte), et (iv) les communications relatives aux manquements aux obligations prévues par le protocole visant à abolir la peine de mort pour les Etats qui y ont adhéré (Deuxième protocole facultatif se rapportant au Pacte).
C’est ici en vertu du Premier Protocole facultatif que le Comité a été amené à se prononcer dans l’affaire Baby-loup. L’article 2 dudit Protocole offre en effet aux particuliers qui s’estiment victime d’une violation de l’un quelconque des droits énoncés dans le Pacte la possibilité de présenter une communication écrite au Comité lorsqu’ils ont épuisé tous les recours internes disponibles, ce qui était le cas ici dès lors que la salariée licenciée avait choisi de ne pas saisir la Cour européenne des droits de l’homme à la suite du rejet de son pourvoi par la Cour de cassation.
Quelle est la portée juridique des constatations du Comité des droits de l’homme de l’ONU ?
L’article 5.4 prévoit que « le Comité fait part de ses constatations à l’Etat partie intéressé et au particulier ». Celles-ci sont ensuite rendues publiques. Lorsque le Comité « constate » une violation de l’un des droits protégés par le Pacte, la communication de ses constatations est accompagnée d’une « invitation » de l’Etat partie à accorder réparation à la victime. C’est pourquoi le Comité a ici demandé à la France d’indemniser la salariée licenciée, de prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir des violations similaires à l’avenir, et de lui fournir dans un délai de 180 jours des renseignements sur les mesures prises.
Il demeure que de telles constatations ne constituent qu’un simple avis du Comité qui ne dispose d’aucun pouvoir de contrainte à l’égard des Etats parties. Le Comité des droits de l’homme, qui n’est pas doté de pouvoirs juridictionnels, ne rend en effet pas de décisions obligatoires. Ses constatations ont seulement un effet incitatif : il recommande la mise en œuvre de remèdes sans pouvoir contraindre ni les juridictions internes à reconsidérer leur position dans l’affaire en cause, ni l’Etat français à indemniser l’auteur de la communication ou à modifier son droit (comp. toutefois, la récente décision de la juridiction suprême espagnole du 17 juillet 2018 ayant jugé les recommandations des organes de contrôle des principales conventions internationales de protection des droits de l’homme obligatoires dans l’ordre juridique interne).
Le nouveau dirigeant du Comité récemment élu, Yval Shany, le reconnaît d’ailleurs en constatant que le comité sert de « quasi-tribunal international pour les droits de l’homme, c’est-à-dire un tribunal sans compétence pour rendre des décisions contraignantes ». Au demeurant, le Comité relève un faible nombre de réponses totalement satisfaisantes de la part des Etats parties
Faute d’être une juridiction et d’en avoir la compétence, le comité des droits de l’homme de l’ONU ne saurait dès lors avoir « condamné » la France dans l’affaire Baby-Loup.
Cet avis du Comité est-il susceptible de conduire à une remise en cause de l’appréciation du principe de laïcité par la jurisprudence française ?
Si, par leur effet incitatif, les avis du Comité des droits de l’homme peuvent évidemment avoir une influence sur l’appréciation de questions analogues par les juridictions internes, le présent avis ne devrait cependant pas ici aboutir à une évolution de la position de la Cour de cassation.
En effet, bien que le Comité des droits de l’homme soit un organe nettement moins controversé que le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, fameux notamment pour avoir nommé l’Arabie Saoudite à la tête de son instance stratégique, il n’en demeure pas moins orienté politiquement sur les questions religieuses dans un sens profondément hostile au modèle laïc français. Le Comité avait ainsi déjà par exemple, dans de précédentes constatations, marqué son opposition à la loi française du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics.
Ces différents avis du Comité des droits de l’homme s’inscrivent dès lors dans le conflit bien connu et chaque jour plus sensible entre une conception libérale de la liberté religieuse, dominante dans les sociétés anglo-saxonnes et paradoxalement mise en avant par certaines théocraties, et une conception française qui fait une large place au principe de laïcité. Il n’est d’ailleurs pas anodin de constater que l’avis du Comité a très rapidement été relayé par les adversaires déclarés du modèle laïc.
Or, en la matière, la France peut compter sur le soutien tant de la Cour européenne des droits de l’homme que de la Cour de justice de l’Union européenne pour préserver son modèle. La Cour européenne des droits de l’homme a en effet considéré que ni la loi du 15 mars 2004, ni celle du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public ne portait atteinte à la liberté religieuse protégée par la Convention. Elle a en outre débouté une assistante sociale française qui contestait son licenciement prononcé en raison de son refus d’ôter son voile islamique, qualifiant au passage le principe de laïcité de « fondateur de l’Etat » français. De son côté, saisie sur question préjudicielle de la Cour de cassation française et de son équivalent belge, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé, dans une décision du 14 mars 2017, que les entreprises privées ont le droit d’interdire le port du voile à leurs salariées à la condition qu’un règlement intérieur de l’entreprise prévoie l’interdiction pour les salariés de porter sur le lieu du travail des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses, et qu’une telle interdiction soit justifiée par une politique de neutralité. C’est dire que le raisonnement tenu par la Cour de cassation dans l’affaire Baby-Loup est conforme aux exigences de la jurisprudence européenne. On peut d’ailleurs penser que c’est cette jurisprudence constante des cours européennes qui avait ici conduit les conseils de la salariée licenciée par la crèche à renoncer à saisir la CEDH pour préférer un recours devant le plus accueillant Comité des droits de l’homme de l’ONU.
Dès lors, cet avis du Comité des droits de l’homme, qui exprime une conception idéologique de la liberté religieuse et ignore les décisions – pour leur part réellement contraignantes – des Cours européennes, ne devrait pas entraîner une évolution significative de la jurisprudence française relative à la prise en considération du principe de laïcité dans les relations de travail et au-delà.
Par Julie Klein