3 questions à Julien Valiergue sur les conflits d’intérêts
Le 30 mai dernier, le journal Le Monde publiait une « enquête sur le mélange des genres de Richard Ferrand », actuel ministre de la cohésion des territoires. Relative aux fonctions assumées entre 1998 et 2012 par M. Ferrand au sein des Mutuelles de Bretagne, cette enquête s’interroge sur les conflits d’intérêts qui auraient pu présider à la conclusion de contrats entre cet organisme et des personnes liées à M. Ferrand durant cette période. Il est question tout d’abord de plusieurs marchés d’aménagements de locaux gérés par Les Mutuelles de Bretagne dont aurait bénéficié, entre 2002 et 2013, l’ancienne épouse de M. Ferrand, leur divorce ayant eu lieu en 1994. Il est ensuite question d’un bail signé en 2011 entre Les Mutuelles de Bretagne et une SCI détenue à hauteur de 99% par la compagne de M. Ferrand à l’époque des faits et avec laquelle il est, depuis 2014, lié par un pacte civil de solidarité (Pacs). Julien Valiergue, docteur en droit privé et sciences criminelles, chargé de cours à l’Université de Bordeaux et auteur d’une thèse récente sur les conflits d’intérêts en droit privé, apporte quelques précisions sur l’existence et le traitement des conflits d’intérêts pouvant résulter de telles opérations.
« En cas de situation de conflit d’intérêts, la prise de décision n’est pas nécessairement interdite. Il convient de distinguer l’existence d’un conflit d’intérêts d’une part, de la nature et de la nécessité de son traitement d’autre part »
On entend parler depuis plusieurs jours de conflits d’intérêts. Que recouvre cette notion et quelles conséquences en résultent ?
La notion de conflit d’intérêts caractérise la situation dans laquelle un acteur qui doit prendre en charge un intérêt distinct du sien voit, à l’occasion d’une opération déterminée, son intérêt personnel entrer en conflit avec l’intérêt pris en charge. Il est alors un risque qu’il prenne une décision contraire à ses devoirs, avantageant son propre intérêt au détriment de l’intérêt pris en charge.
En cas de situation de conflit d’intérêts, la prise de décision n’est pas pour autant nécessairement interdite. Il convient en effet de distinguer l’existence d’un conflit d’intérêts d’une part, de la nature et de la nécessité de son traitement d’autre part. Celles-ci dépendent en effet du risque du conflit d’intérêts qui peut, en fonction de l’acte et de la nature – directe ou indirecte, matérielle ou morale – de l’intérêt de l’acteur, s’avérer négligeable, jusqu’à justifier l’absence de tout traitement. Le plus souvent, la prise de décision, en cas de situation de conflit d’intérêts, est encadrée par une procédure spécifique, qui vise à garantir que l’intérêt personnel ne l’emporte pas sur celui de la structure au nom de laquelle on agit.
Pour ce qui nous retient ici, les articles L. 114-32 et suivants du Code de la mutualité prévoient que les conventions auxquelles sont indirectement intéressés les dirigeants doivent être soumises à l’autorisation préalable du conseil d’administration et, si autorisées, faire l’objet d’un rapport spécial du commissaire aux comptes sur lequel l’assemblée générale statue; le tout à moins qu’il s’agisse de conventions portant sur des opérations courantes, conclues à des conditions normales. C’est la procédure dite des conventions réglementées que l’on retrouve en droit des sociétés.
Il faut ajouter que le risque de conflit d’intérêts ne signifie pas non plus que la décision prise l’aura été en méconnaissance des intérêts de la structure représentée. Aussi, le fait que l’attribution de marchés ait pu être réalisée en situation de conflits d’intérêts n’informe en rien de l’existence d’un préjudice en résultant pour la structure concernée, en l’espèce Les Mutuelles de Bretagne. Il est possible que l’acte contesté ait été une bonne opération pour Les Mutuelles, aussi bonne voire meilleure que celle qu’elles auraient pu conclure avec un tiers véritable. C’est la raison pour laquelle l’irrespect de la procédure des conventions réglementées n’entraine pas de sanction au plan civil (nullité et/ou responsabilité du dirigeant intéressé) en l’absence de conséquences dommageables pour l’organisme (articles L.114-35 et L. 114-36 du Code de la mutualité). Au plan pénal, la sanction de ce type de conventions peut en outre relever de l’infraction d’abus de confiance. Puni de trois ans d’emprisonnement de 375 000 euros d’amende, il s’agit du « fait par une personne de détourner, au préjudice d’autrui, des fonds, des valeurs ou un bien quelconque qui lui ont été remis et qu’elle a acceptés à charge de les rendre, de les représenter ou d’en faire un usage déterminé » (article 314-1 du Code pénal). La preuve du détournement, de l’intention frauduleuse ainsi que de l’existence d’un préjudice est nécessaire à sa constitution.
Sachant que M. Ferrand était directeur général des Mutuelles de Bretagne de 1998 à 2012, puis chargé de mission auprès de la nouvelle directrice de 2012 à 2017, l’attribution de marchés d’aménagement à son ancienne épouse caractérise-t-elle une situation de conflits d’intérêts ?
Tout d’abord, pour qu’il y ait conflit d’intérêts, il est nécessaire que l’acteur considéré soit en mesure de faire prévaloir son intérêt sur celui qu’il doit prendre en charge, c’est-à-dire de prendre ou de participer à la décision en cause, voire simplement de l’influencer. En sa qualité de directeur général des Mutuelles de Bretagne, M. Ferrand en avait juridiquement le pouvoir de 1998 à 2012. Ce n’était semble-t-il pas le cas postérieurement à 2012, lorsqu’il n’était que chargé de mission auprès de la nouvelle directrice. Il faudrait donc conclure à l’absence de conflits d’intérêts postérieurement à 2012, faute pour M. Ferrand d’avoir pu prendre juridiquement part aux décisions contestées. Aussi bien, la procédure des conventions réglementées n’est applicable qu’aux dirigeants opérationnels et aux administrateurs des mutuelles, unions ou fédérations.
Le second élément problématique tient ensuite à la caractérisation de l’intérêt de M. Ferrand auxdites décisions. A l’évidence, il ne peut s’agir d’un intérêt direct puisqu’il n’était pas lui-même partie aux marchés d’aménagement. Peut-on alors considérer qu’il avait un intérêt indirect à ces conventions à raison de sa qualité d’ancien conjoint du contractant des Mutuelles ? Un tel intérêt, s’il existe, ne peut qu’être de nature morale et on comprend la difficulté d’une telle question qui supposerait de s’intéresser aux relations qu’entretenaient M. Ferrand et son ancienne épouse.
C’est ce que souligne par exemple le rapport de la commission de réflexion pour la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique, selon lequel les conflits d’intérêts de types familiaux sont exclus en présence de relations rompues ou totalement distendues entre les membres de la famille. Une conception plus objective est néanmoins possible, fondée sur l’idée que certaines relations, et, parmi elles, celles ayant cours entre d’anciens conjoints, justifient une présomption d’intérêt indirect. Cette idée se retrouve par exemple à l’article 668 1° du Code de procédure pénale qui permet la récusation du juge pénal « même au cas de divorce ou de décès de son conjoint, de son partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou de son concubin, s’il a été allié d’une des parties jusqu’au deuxième degré inclusivement ». En matière de conventions réglementées néanmoins, de telles présomptions n’existent pas et il est nécessaire de rapporter la preuve de l’intérêt indirect du dirigeant, ce qui peut s’avérer délicat même en présence d’un lien matrimonial actuel (par exemple lorsque les époux sont mariés sous le régime de la séparation de biens). Cela l’est d’autant plus, bien entendu, en cas de divorce.
Qu’en est-il du contrat de bail passé avec une SCI détenue à majorité par sa compagne ? Le fait qu’ils soient désormais pacsés emporte-il des conséquences ?
Une analyse comparable peut être proposée pour ce contrat, conclu à une époque où M. Ferrand était encore directeur général. Il n’avait aucun intérêt direct au contrat et, faute de communauté patrimoniale avec sa concubine et de participation dans la SCI, seul un intérêt indirect de nature morale pourrait être caractérisé. Si le fait qu’ils n’aient été que concubins lors de la conclusion du bail n’exclut pas, par principe, l’existence d’un tel intérêt, la seule constatation du concubinage ne suffit pas à l’établir. Comme il a été dit, l’article L. 114-32 du Code de la mutualité exige que la réalité de l’intérêt indirect soit concrètement démontrée, ce qui là encore peut s’avérer délicat en présence d’une union de fait (article 515-8 du Code civil) et d’une SCI interposée. La conclusion d’un Pacs trois ans après celle du bail est à cet égard indifférente. En effet, ce Pacs n’a pas à être pris en compte pour établir rétrospectivement l’existence d’un conflit d’intérêts, qui doit être appréciée au jour de l’acte concerné.
Par Julien Valiergue