Par Rafael Amaro, professeur de droit privé à l’Université Caen Normandie, ICREJ

Comment la FIFA et l’UEFA se sont-elles retrouvées devant la Cour de justice de l’Union européenne ?

Souvenez-vous : au printemps 2021, à l’initiative des présidents Florentino Pérez du Real Madrid et Andrea Agnelli de la Juventus, les douze clubs les plus huppés du football européen proposent la création de la Super League, une compétition semi-ouverte à vingt équipes, destinée à concurrencer la Champions League. On devinait, dans ce projet, l’influence du modèle américain des ligues fermées, où la participation des franchises est garantie sur plusieurs années. Dans un contexte post-covid morose, on y décelait aussi la volonté des grands clubs de reprendre la main sur l’économie du football européen, contrôlée par l’UEFA, afin de sécuriser leurs investissements et de redynamiser l’audience par la multiplication des affiches alléchantes. De fait, on peut difficilement nier qu’un duel Manchester City – Inter Milan, qui serait devenu habituel dans la Super League, fait plus vibrer les tifosi qu’un modeste Feyenoord – Celtic Glasgow du groupe E de la Champions League, sans parler de l’improbable Vilnius – Struga des dernières qualifications !

Le projet n’en est pas moins gelé au bout de 48 heures, après une salve de réactions hostiles des supporters, des responsables politiques et des instances de régulation du football, tout particulièrement la FIFA et l’UEFA. Ces deux dernières iront jusqu’à menacer les clubs impliqués, mais aussi leurs joueurs, d’être exclus de toutes les compétitions nationales, européennes et mondiales s’ils venaient à participer à la Super League. Imaginez la Coupe du Monde ou l’Euro sans les cohortes d’internationaux des vingt plus grands clubs européens…

N’est-il pas étonnant que la FIFA et l’UEFA disposent d’un tel pouvoir ?

C’est pourtant bien le cas. Ce pouvoir découle de leurs statuts et des règlements relatifs aux compétitions qu’elles organisent. Or, comme à l’heure actuelle elles ont la haute main sur toutes les grandes compétitions internationales, il est difficile pour les clubs et les joueurs d’entrer en conflit frontal avec elles. La preuve : la menace d’exclusion a été d’une efficacité redoutable.

L’affaire n’en a pas moins rebondi devant le tribunal de commerce de Madrid, qui a saisi la Cour de justice de l’Union d’une série de questions préjudicielles. En substance, ces questions interrogent la Cour sur la conformité de cette opposition à la Super League au droit européen de la concurrence et des libertés de circulation. Plus précisément, c’est l’exercice de trois séries de prérogatives de la FIFA et de l’UEFA qui est au cœur de ces questions : celles relatives à l’organisation des compétitions, celles relatives aux modalités de participation des clubs et des joueurs auxdites compétitions et, enfin, celles relatives à leur exploitation, notamment par la commercialisation des droits de retransmission.

Le droit de la concurrence et le droit des libertés de circulation sont donc applicables à la FIFA et à l’UEFA ?

Absolument. Ce n’est pas une surprise et la Cour de justice le confirme. Si la FIFA et l’UEFA sont des associations, et non des sociétés commerciales, leurs pouvoirs de réguler et d’exploiter leurs compétitions impactent directement cette activité économique hautement lucrative qu’est le football professionnel. À ce titre, les dispositions des articles 101 et 102 qui prohibent les ententes anticoncurrentielles et les abus de position dominante, ainsi que celles des articles 45, 49, 56 et 63 qui prohibent les atteintes aux quatre libertés de circulation, s’appliquent à elles. La FIFA et l’UEFA doivent donc veiller à ce que l’exercice de leurs pouvoirs soit conforme à ces articles.

Mais le football n’est pas une activité économique comme les autres. Sa dimension culturelle, éducative et sanitaire est indiscutable et devrait permettre de déroger aux prohibitions de ces différents articles, non ?

C’est tout le débat sur « l’exception sportive » qui rappelle un peu l’exception culturelle en France. Cette « dimension » extra-économique explique, par exemple, que la Cour de justice ait pu juger dans un célèbre arrêt Meca-Medina de 2006 qu’une réglementation anti-dopage était conforme au droit de la concurrence, alors même qu’elle interdisait l’entrée sur le marché à certains « acteurs », en l’occurrence les sportifs dopés et leurs clubs ! La solution tombe sous le sens : la probité du sport et la santé des athlètes justifient sans discussion que l’on passe l’éponge sur cet effet anticoncurrentiel que constitue l’éviction de concurrents peu scrupuleux.

J’ajouterai que cette dialectique principe / exception est cruciale pour bien comprendre les contraintes qu’imposent le droit de la concurrence et le droit des libertés. C’est souvent là que tout se joue : savoir si un comportement suspect au regard des prohibitions de ces deux matières est couvert par une « exception ». Dans le vocabulaire de la matière, on parle plutôt de restrictions accessoires et d’exemptions pour les ententes ou de justifications pour les abus de position dominante et les libertés.

C’est d’ailleurs un raisonnement de ce type que soutenait l’avocat général Rantos dans les conclusions présentées dans cette affaire. Ce dernier avait même défendu l’idée que l’article 165 du TFUE instituait un « modèle sportif européen » à la fois pyramidal (car organisé par une seule fédération par zone géographique), méritocratique (car structuré autour de compétitions ouvertes et d’un système de promotion et de relégation) et solidaire (le niveau professionnel « ruisselant » sur le niveau amateur). Ce modèle, « constitutionnalisé » par son insertion dans le TFUE, c’était son expression, lui paraissait menacé par le projet de Super League. Il en déduisait que sa défense autorisait la FIFA et l’UEFA à « refuser l’accès sur le marché à des tiers, sans que cela constitue une violation des articles 101 et 102 TFUE, sous réserve que ce refus soit justifié par des objectifs légitimes et que les mesures prises par ces fédérations soient proportionnées par rapport auxdits objectifs ». Il disait en substance la même chose pour les libertés de circulation.

Sur le terrain économique, l’avocat général Rantos soutenait encore que l’éviction des fondateurs de la Super League des compétitions de la FIFA et l’UEFA n’était pas anticoncurrentielle car, selon lui, rien ne les empêchait d’entrer sur le marché dès lors qu’ils acceptaient de ne plus participer à ces compétitions. Dans son analyse, l’écosystème FIFA/UEFA ne constituait donc pas une infrastructure essentielle dont l’accès aurait été indispensable pour entrer sur le marché.

Il n’a donc pas été suivi par la Cour de justice ?

Pas du tout ! À la surprise générale, la Cour de justice prend son avocat général à contrepied (et ce sera ma dernière métaphore sportive). C’est suffisamment rare pour le noter. Elle le fait d’ailleurs avec une méticulosité remarquable, l’arrêt étant d’une richesse presque inédite pour une décision préjudicielle (254 points !). C’est même peut-être l’un des plus grands arrêts de la décennie en droit de la concurrence et même l’un des plus grands arrêts en droit du sport. L’avenir le dira, mais son importance pourrait bien être comparable à celle du célèbre arrêt Bosman de 1995 qui avait considérablement favorisé la circulation des joueurs d’un État à l’autre. J’en retiendrai ici au moins deux enseignements.

Premier enseignement : la Cour admet que, par principe, la FIFA et l’UEFA peuvent édicter et appliquer des réglementations comme celles en cause pour défendre un certain modèle sportif, même si elle ne va pas jusqu’à suivre son avocat général sur la « constitutionnalisation » dudit modèle.

En revanche, et c’est le deuxième enseignement, si l’exercice de ces pouvoirs n’est pas encadré par « des critères matériels ainsi que par des modalités procédurales propres à en assurer le caractère transparent, objectif, non discriminatoire et proportionné », il s’agit d’un abus de position dominante (par « objet », dit même la Cour, ce qui constitue une petite révolution conceptuelle) mais aussi d’une entente et même d’une entrave à la liberté de prestation de services de l’article 56. Or, tel semble bien être le cas en l’espèce, comme le relève la Cour en s’appuyant sur les constats du juge espagnol, même s’il reviendra à ce dernier de le confirmer. La Cour ajoute enfin qu’aucune de ces atteintes ne semble, en l’état des dispositions soumises à son examen, susceptible d’être exemptée ou justifiée.

Et maintenant ?

Sur le papier, la voie est libre pour la création de la Super League et même pour une remise en cause du monopole de la FIFA et de l’UEFA sur la commercialisation des droits de retransmission de leurs compétitions. Ce volet de la discussion est un peu passé au second plan mais, sur ce point, l’arrêt pourrait avoir des répercussions majeures. Songez à la commercialisation des droits de la Ligue 1 de football ou du Top 14 de rugby… Il est encore un peu tôt pour avoir des certitudes mais il n’est pas impossible que ce soit tout le modèle économique du sport professionnel qui soit à repenser.

Ce n’est pourtant pas tout à fait la lecture de l’UEFA ?      

Non, effectivement, les communiqués officiels de l’UEFA et son président y voient un arrêt qui remet simplement en cause des points « techniques » des statuts et des règlements. Je ne suis pas exactement de cet avis. Bien sûr, en théorie, les dispositions litigieuses pourraient être réécrites pour intégrer les « critères matériels » et les « modalités procédurales » qui garantiraient la licéité d’éventuelles sanctions, comme celles dont l’UEFA a menacé les clubs frondeurs. Mais j’ai du mal à voir à quoi pourraient ressembler ces critères et ces modalités. Surtout, si l’UEFA continue à organiser des compétitions dont elle est la seule à pouvoir commercialiser les droits, les refus qu’elles opposeraient à des projets de ligues concurrentes deviendront nécessairement suspects. J’irai même plus loin : dès lors que ces projets comporteront une part de redistribution des revenus et de mérite sportif, l’éviction des participants des compétitions de l’UEFA sera très vraisemblablement discriminatoire, donc illicite. Les GAFA en savent quelque chose : il est difficile d’être à la fois juge et partie sans encourir les foudres du droit de la concurrence ! En définitive, sur le temps long, cet arrêt peut aussi être lu comme le signe que la lutte contre le self-preferencing s’ancre durablement dans les priorités du droit de la concurrence.

Depuis, les fondateurs de la Super League ont revu leur copie. Ils proposent désormais une ligue à 64 équipes masculines réparties en trois niveaux avec promotion et relégation et 32 équipes féminines. Quelque 400 millions d’euros par an seraient redistribués au football amateur et à la formation par une agence indépendante, et l’intégralité des matches serait diffusée gratuitement sur une plateforme de streaming créée à cet effet. On croit comprendre que leur pari est de faire grossir le « gâteau » grâce aux revenus publicitaires sans rompre totalement avec le modèle déjà en place. Mais la conséquence n’aura échappé à personne ; si cette nouvelle ligue est créée, la part de la Champions League risque d’être réduite à portion congrue. Or, quel que soit l’attachement que l’on peut vouer à la vénérable « C1 », on peut douter, à la lumière de cet arrêt, qu’une telle évolution permette à la FIFA et à l’UEFA de valablement évincer les clubs et les joueurs frondeurs de leurs compétitions.

Il faut s’y habituer : une deuxième grande compétition de football en Europe pourrait bientôt voir le jour. Encore lui faudra-t-il conquérir les cœurs sensibles des supporters !