Télétravailleurs inactifs et pouvoir disciplinaire de l’employeur
En juin dernier, la presse française relatait le licenciement de salariés d’une banque américaine ayant fait semblant de télétravailler en utilisant des logiciels pour déjouer les contrôles à distance réalisés par la société en paraissant artificiellement actifs. En France, malgré l’attachement des télétravailleurs à ce mode d’organisation du travail, certaines entreprises pointent une pratique pouvant favoriser l’inactivité et souhaitent faire revenir leurs salariés sur site. Mais lorsqu’ils sont à distance, quels sont les outils juridiques à la disposition des entreprises pour identifier et, le cas échéant, sanctionner les « téléglandeurs » ?
Par Luc de Montvalon, Maître de conférences à l’Institut national universitaire Champollion (Albi)
Le salarié en télétravail est-il fautif s’il ne travaille pas ?
En signant un contrat de travail, le salarié « s’engage à travailler pour le compte et sous la direction d’une autre personne, moyennant rémunération » (Cass. soc., 22 juillet 1954). La réalisation de la prestation de travail est l’obligation principale du salarié ; il commet donc une faute s’il refuse de réaliser des tâches confiées par l’employeur ou s’il fait semblant de travailler, qu’il soit dans les locaux de l’entreprise ou en télétravail au moment des faits.
L’employeur doit toutefois être vigilant et rechercher, le cas échéant, les causes de l’inactivité du télétravailleur. Parmi les salariés qui admettent ne pas (toujours) travailler durant leurs journées de télétravail, certains expliquent n’avoir pas assez de travail à réaliser. N’étant pas tenu à une obligation de présence sur leur lieu de travail, ils vaquent alors à d’autres occupations. Or, l’employeur a une obligation de fournir du travail au salarié mis à sa disposition : c’est à lui d’exercer son pouvoir de direction pour transformer ce temps disponible en temps productif. L’employeur qui licencie un (télé)travailleur inactif doit au préalable lui avoir confié des tâches à réaliser et être en mesure de démontrer que le salarié avait refusé d’exécuter son travail ou ne s’était pas tenu à sa disposition (Cass. soc., 8 mars 2023, n° 21-22.484).
De même, un employeur souhaitant invoquer à l’encontre d’un salarié des résultats en deçà des objectifs fixés doit justifier qu’il lui avait fourni les moyens d’accomplir la prestation de travail pour laquelle il était engagé (Cass. soc. 10 févr. 2004, n° 01-45.216). Cette problématique est particulièrement prégnante lorsque le salarié télétravaille depuis son domicile, sans avoir à sa disposition les mêmes outils qu’au sein des locaux de l’entreprise.
L’inactivité du télétravailleur justifie-t-elle un licenciement ?
Exceptée l’hypothèse où l’employeur a lui-même contribué à la défaillance du salarié, le refus de réaliser son activité ou la simulation d’activité en télétravail est une faute disciplinaire suffisamment sérieuse pour justifier un licenciement. Dans la mesure où l’obligation principale du salarié réside dans l’accomplissement de sa prestation de travail sous la subordination de l’employeur, le refus de réaliser une tâche ou d’obéir aux directives de l’employeur peut entraîner la rupture du contrat de travail (Cass. soc., 8 févr. 1996, n° 94-43.266). L’insubordination peut constituer une faute grave lorsque le comportement du salarié rend impossible son maintien dans l’entreprise (Cass. soc., 8 juill. 2009, n° 08-42.021). Il ne bénéficie alors pas d’un préavis précédant la rupture du contrat, ni de l’indemnité légale de licenciement (C. trav., art. L.1234-1 et L. 1234-9)
Le salarié est en outre tenu d’exécuter « de bonne foi » son contrat de travail (C. trav., art. L. 1222-1) ; il manque manifestement à cette obligation en faisant semblant de travailler et en cherchant délibérément à tromper l’employeur sur les tâches effectivement réalisées lors des journées de télétravail. Un tel manquement est suffisamment sérieux pour justifier un licenciement, tandis que l’intensité de la faute dépendra de l’importance et la réitération du comportement reproché. L’employeur, titulaire du pouvoir disciplinaire, reste quoi qu’il arrive libre de privilégier une sanction moins importante que le licenciement, comme un avertissement ou une mise à pied disciplinaire.
Comment prouver l’inactivité du salarié en télétravail ?
Pour licencier un salarié pour motif disciplinaire, encore faut-il que l’employeur puisse constater et prouver l’existence des faits fautifs. Dans l’exemple américain évoqué en introduction, la société opérait un contrôle permanent du poste de travail à distance, modalité incompatible avec le droit du travail français.
Le Code du travail enjoint tout d’abord à l’employeur d’informer chaque salarié concerné de l’existence d’un dispositif destiné à collecter des informations personnelles (art. L. 1222-4). Dans une entreprise d’au moins 50 salariés, le comité social et économique doit également être informé et consulté sur les moyens de contrôle de l’activité des salariés, avant leur mise en œuvre (art. L. 2312-38). En tout état de cause, le télétravailleur doit avoir connaissance des techniques utilisées pour contrôler son activité.
Par ailleurs, les dispositifs de contrôle mis en œuvre par l’employeur ne doivent pas porter une atteinte aux droits et libertés du salarié qui ne serait pas justifiée par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnée au but recherché (art. L. 1121-1). Cela implique notamment que le contrôle à distance de l’activité du télétravailleur ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit au respect de sa vie privée. La jurisprudence (v. not. sur l’utilisation de la géolocalisation à des fins de contrôle de la durée du travail – Cass. soc., 19 déc. 2018, n° 17-14.631) s’oppose à une surveillance permanente du salarié (via sa webcam) ou de son écran, le poste de travail pouvant être utilisé occasionnellement à des fins personnelles.
L’employeur pourrait-il malgré tout s’appuyer sur un tel contrôle pour prouver, en cas de contentieux, la cause réelle et sérieuse de licenciement ? Un arrêt de l’assemblée plénière de la Cour de cassation a récemment ouvert la porte à l’admission de modes de preuve obtenus de manière déloyale ou illicite (Ass. Plen., 22 déc. 2023, n° 20-20.648). S’il a pu être reçu comme légitimant et banalisant l’obtention clandestine de preuves destinées à compromettre la partie adverse, cet arrêt pose des conditions strictes, qui ont déjà fait l’objet d’application par la chambre sociale et devraient limiter les marges de manœuvre de l’employeur pour prouver un manquement du télétravailleur à ses obligations.
Il ressort tout d’abord de l’arrêt d’assemblée plénière que, face à une preuve obtenue de manière déloyale ou illicite, le juge doit réaliser un contrôle de proportionnalité en vérifiant que la production de cette preuve est indispensable à l’exercice du droit à la preuve et que l’atteinte aux droits de l’autre partie est proportionnée au but poursuivi. La chambre sociale a par exemple considéré qu’un enregistrement clandestin n’était pas indispensable à la preuve d’un harcèlement moral dès lors que d’autres éléments de preuve produits par le salarié laissaient supposer l’existence d’un tel harcèlement (Cass. soc., 17 janv. 2023, n° 22-17.474).
Lorsque la preuve illicite résulte d’une surveillance du salarié, le juge doit aussi « s’interroger sur la légitimité du contrôle opéré par l’employeur et vérifier s’il existait des raisons concrètes qui justifiaient le recours à la surveillance et l’ampleur de celle-ci ». Il doit en outre « rechercher si l’employeur ne pouvait pas atteindre un résultat identique en utilisant des moyens plus respectueux de la vie personnelle du salarié » et « apprécier le caractère proportionné de l’atteinte ainsi portée à la vie personnelle au regard du but poursuivi » (Cass. soc., 14 févr. 2024, n° 22-23.073). Dans cette affaire, une preuve obtenue au moyen d’une vidéosurveillance illicite avait été admise dans un contexte particulier de disparition de stocks, alors que la société avait envisagé l’hypothèse de vols par des clients.
Pour contrôler l’activité des télétravailleurs, en revanche, d’autres moyens de contrôle plus souples et moins intrusifs sont à la disposition de l’employeur : il peut contacter le salarié durant les plages horaires dédiées prévues par l’accord collectif ou la charte organisant le recours au télétravail (C. trav., art. L. 1222-9) ; il peut accéder aux communications professionnelles du salarié (mails et sms) afin de vérifier l’avancée de certains dossiers ; il peut vérifier les temps de connexion à certains logiciels, mettre en place une badgeuse numérique, etc. Si ces modes de contrôle ne sont pas infaillibles et ne préviennent pas totalement une sous-activité, ils sont pertinents pour limiter le risque de désengagement total du télétravailleur. Couplée à un contrôle du résultat du travail réalisé, cette surveillance doit permettre de s’assurer que le télétravailleur accomplit les tâches prescrites. Il est donc peu probable que l’atteinte à la vie privée du salarié occasionnée par une surveillance clandestine permanente à son domicile soit considérée comme proportionnée au but recherché.
Au demeurant, le présentéisme et l’utilisation du temps professionnel à des fins personnelles concernent largement le monde du travail, y compris les salariés en présentiel. Le plus important pour l’employeur reste sans doute de prescrire au travailleur la bonne quantité de travail, de lui donner les moyens de le réaliser et de s’assurer a posteriori qu’il a correctement été accompli.