Par Nadège Reboul-Maupin, Professeur en droit privé, Université Paris-Saclay, Versailles

« Quand on choisit la campagne, on l’accepte et on l’assume ». Les propos du Premier Ministre, Gabriel Attal, au cœur de la crise agricole, sont très clairs et ont permis de réagir en faisant entrer définitivement les troubles anormaux de voisinage dans le Code civil. Cette notion existait déjà dans la jurisprudence, mais elle n’avait pas encore fait l’objet d’une codification malgré de nombreuses tentatives restées vaines. Les juges s’appuyaient essentiellement sur un principe général selon lequel « nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage », inscrit au visa d’un arrêt rendu par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation du 19 novembre 1986 (n°84-16.379). La proposition de loi visant à adapter le droit de la responsabilité civile aux enjeux actuels, définitivement adoptée le 8 avril 2024 par l’Assemblée nationale, fait suite à la loi dite Maurice du 29 juin 2021, relative au patrimoine sensoriel des campagnes françaises. Il en ressort un nouvel article 1253 du Code civil qui reprend le principe de responsabilité pour troubles anormaux de voisinage consacré par la jurisprudence (1) et crée une exception au principe (2). Sur initiative du Sénat, un article supplémentaire a été ajouté au code rural et de la pêche maritime afin de prévoir des exonérations supplémentaires et spécifiques pour les activités agricoles (3).

Le principe d’une responsabilité pour troubles anormaux de voisinage : vers un « vivre ensemble » équilibré !

Le principe d’une responsabilité objective pour troubles anormaux de voisinage est désormais consacré dans le Code civil (N. Reboul-Maupin, Une responsabilité pour troubles anormaux de voisinage insérée dans le code civil : le droit des biens sacrifié sur l’autel de la responsabilité civile !, D. 2024, Point de vue, p. 65). La nature du trouble de voisinage est diverse : odeurs, bruits, fumées, perte d’ensoleillement, ou vue sur un paysage, animaux… Le texte dispose désormais que « le propriétaire, le locataire, l’occupant sans titre, le bénéficiaire d’un titre ayant pour objet principal de l’autoriser à occuper ou à exploiter un fonds, le maître d’ouvrage ou celui qui en exerce les pouvoirs qui est à l’origine d’un trouble excédant les inconvénients normaux de voisinage est responsable de plein droit du dommage qui en résulte ». L’article énumère une liste d’auteurs de troubles. Est-elle limitative ? C’est au juge qu’il appartiendra de l’apprécier. En tout cas, le trouble de voisinage entraîne la responsabilité de son auteur, à condition qu’un trouble anormal soit constaté. C’est une responsabilité déconnectée de toute idée de faute où la victime n’a pas apporter la preuve d’un comportement fautif de l’auteur du dommage. Seul va compter l’existence d’un trouble anormal excédant la gêne normalement attendue dans le cadre des rapports de voisinage. Le caractère anormal continuera à être apprécié souverainement par les juges pour engager la responsabilité de son auteur. Le seul bémol est qu’il faille y voir la fin d’une conception réelle du trouble anormal de voisinage qui permettait d’invoquer ladite théorie en présence d’un fonds troublé contre un fonds qui le trouble. Ce qui contribuait, par exemple, à pouvoir se retourner contre un propriétaire lorsque ce dernier avait pu le louer à un locataire bruyant (Civ. 3e, 17 avril 1996, n°94-15.876). En effet, le droit de propriété était alors aussi conçu comme un modèle de réparation des troubles anormaux de voisinage. (V. R. Libchaber, Le droit de propriété, un modèle pour la réparation des troubles anormaux de voisinage, in Mélanges Mouly, Litec, 1988, p. 420 et s.) L’action ainsi engagée en raison d’un trouble à la propriété ou à la personne était, selon les cas, réelle ou personnelle. L’article vient donc changer la donne !

L’exception au principe d’une responsabilité pour troubles anormaux de voisinage : la théorie de préoccupation codifiée dans le Code civil

Le juge peut écarter cette responsabilité fondée sur les troubles anormaux de voisinage lorsque trois critères cumulatifs sont réunis : l’antériorité de l’activité à l’origine du trouble, le respect de la législation en vigueur et une poursuite de l’activité dans les mêmes conditions ou dans des conditions nouvelles qui ne sont pas à l’origine d’une aggravation de trouble anormal. Cette exonération de responsabilité n’est qu’une reprise de la théorie de la préoccupation, insérée autrefois à l’article L.113-8 du Code de la construction et de l’habitation (désormais abrogé). Cet apport est largement décrié par l’écologiste Jérémie Iordanoff qui considère qu’elle vient créer une « forme de propriété éminente au profit du plus ancien bénéficiant du privilège de détériorer la qualité de vie de ses voisins sans compensation parce qu’il était là avant ». Premier arrivé, premier servi ! Que faut-il en penser ? Ce texte instituant un « droit à polluer » pose certainement plus de questions qu’autrefois en ce qu’il vise les activités de toute nature sans se limiter aux activités agricoles, industrielles, artisanales, commerciales, touristiques, culturelles ou aéronautiques. Le texte adopté par la commission du Sénat en première lecture avait précisé les activités économiques. La précision a été enlevée, ce qui laisse le champ des possibles à toutes activités antérieures à l’origine du trouble, continuées dans le respect de la législation et dans les mêmes conditions.

Les exonérations supplémentaires et spécifiques pour les activités agricoles : vers un équilibre entre la liberté d’entreprendre et celle de jouir paisiblement de son bien !

S’il est vrai que tous les nouveaux néo-ruraux ne pourront plus dorénavant se plaindre des vaches qui meuglent, des ânes qui braient, des poules qui caquètent et des coqs qui chantent, la responsabilité des agriculteurs ne sera plus engagée pour troubles anormaux de voisinage dans le cas où leurs activités se sont poursuivies dans les mêmes conditions ou dans des conditions nouvelles qui ne sont pas à l’origine d’une aggravation du trouble anormal mais aussi lorsque les activités résultent d’une mise aux normes postérieure à l’installation de la personne lésée ou s’il n’est pas constaté de « modification substantielle de leur nature ou de leur intensité ». L’ajout de l’article L.311-1-1 dans le code rural et de la pêche maritime permet ainsi des exonérations particulières et spécifiques pour les activités agricoles. Cela concerne les évolutions naturelles de la vie d’une exploitation (accroissement, diversification…). Il appartiendra au juge de déterminer ce qui relève ou non d’une modification substantielle. Par exemple, lorsqu’un éleveur de poules pondeuses se trouve contraint de passer d’un élevage en batterie à un élevage en plein air, il paraît dès lors manifeste que son activité doit évoluer de manière conséquente mais ne pourra plus constituer un trouble anormal de voisinage. Si l’on peut rétorquer que les néo-ruraux ne se rendent pas compte que la campagne est un lieu d’activités qui doivent pouvoir être exercées, il est possible aussi de constater que l’équilibre entre la liberté d’entreprendre et celle de jouir tranquillement de son bien demeure plutôt favorable aux agriculteurs dans un contexte de crise agricole. Il se peut donc, qu’à terme, on puisse venir à vivre dans un environnement dégradé qui ne respecte ni la santé ni l’équilibre écologique. Une pensée pour nos éoliennes qui ont le mérite de produire de l’énergie et d’être écologiquement a priori satisfaisante, tout en ayant des effets dévastateurs sur le voisinage vivant à proximité sans compter les dangers occasionnés à nos oiseaux migrateurs qui peuvent y perdre la vie. La responsabilité civile des troubles anormaux de voisinage permettra-t-elle de réenseigner les bons usages et le respect d’autrui ? Rêve qui paraît le plus souvent irréalisable.