Par  Sabine Corneloup (Professeure à l’Université Paris-Panthéon-Assas) et Fabienne Jault-Seseke (Professeure à l’Université Paris Saclay)

L’attentat d’Arras, commis par un ressortissant russe originaire de la République d’Ingouchie, a déclenché une surenchère de démonstrations de fermeté de la part du gouvernement à l’égard des personnes migrantes : déchéance de la nationalité française d’un binational franco-tchétchène, annonce d’expulsion systématique de tout étranger considéré comme dangereux par les services de renseignement…Ces annonces sont-elles réalistes au regard de la hiérarchie des normes, et donc des obligations découlant du droit international, européen et constitutionnel ?

Est-il possible en l’état actuel du droit français de priver un étranger considéré comme dangereux de son titre de séjour et de l’éloigner du territoire ?

Lorsque la présence d’un étranger en France constitue une « menace pour l’ordre public », le titre de séjour peut être refusé, non-renouvelé ou retiré (articles L. 412-5, L. 432-1, L. 432-4 du CESEDA). La commission d’un acte constitutif d’une infraction pénale n’est pas requise à cet effet, contrairement à ce qu’a pu affirmer le porte-parole du gouvernement. Il en va différemment pour la carte de résident, qui peut seulement être retirée à titre exceptionnel (article L.432-12 du CESEDA). 

En revanche, l’éloignement du territoire n’est pas toujours possible pour autant. Certaines personnes sont, en effet, protégées contre l’éloignement. À côté des mineurs, qui bénéficient d’une protection absolue, d’autres catégories de personnes jouissent d’une protection relative. L’auteur de l’attentat d’Arras relève de l’une de ces catégories, celle des personnes qui résident habituellement en France depuis qu’elles ont atteint au plus l’âge de treize ans. Ces dernières ne peuvent faire l’objet d’une décision portant obligation de quitter le territoire français (OQTF, article L. 611-3, 2° du CESEDA). 

En revanche, une décision d’expulsion peut être prononcée à leur encontre en cas de « comportements de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l’État, ou liés à des activités à caractère terroriste, ou constituant des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes » (article L. 631-3, 1° du CESEDA). Une mesure d’expulsion pourrait ainsi être prise à l’encontre de l’auteur de l’attentat, sous réserve de certaines exigences européennes. 

Ces mesures sont-elles applicables au regard de la législation française ?

Le projet de loi « immigration » entend élargir le motif de refus, de non-renouvellement ou de retrait du titre de séjour fondé sur l’ordre public, en visant également les agissements délibérés qui troublent l’ordre public en portant une atteinte grave à certains principes de la République : la liberté personnelle, la liberté d’expression et de conscience, l’égalité entre les femmes et les hommes, la dignité de la personne humaine, la devise et les symboles de la République, auxquels pourrait être ajouté, selon les dernières déclarations ministérielles, l’adhésion à l’idéologie djihadiste. Est aussi visé le fait pour l’étranger de se prévaloir de ses croyances ou convictions pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre les services publics et les particuliers (article 13 du projet de loi). 

Or, dans une décision du 13 août 2021, le Conseil constitutionnel avait déclaré une précédente version du texte contraire à l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi (n° 2021-823 DC du 13 août 2021, Loi confortant le respect des principes de la République). La nouvelle formulation est certes plus précise que la première mouture, mais il n’est pas évident qu’elle permette de déterminer avec suffisamment de précision les comportements justifiant le refus ou le retrait du titre. 

Sur le terrain de l’éloignement, le projet de loi limite la protection contre l’expulsion, dont jouissent certaines catégories de personnes à raison de leur situation personnelle ou familiale en France (article 9 du projet). En outre, il prévoit que les personnes, autres que les mineurs, qui actuellement ne peuvent faire l’objet d’une OQTF, y seront exposées à l’avenir lorsque leur comportement constitue une « menace grave pour l’ordre public » (article 10 du projet). 

En brouillant ainsi la distinction entre l’OQTF et l’expulsion – laquelle a justement pour objet l’étranger dont la présence constitue une menace grave pour l’ordre public -, le projet risque de créer « une nouvelle voie d’éloignement […] beaucoup plus facile à mettre en œuvre pour l’administration et contournant les protections contre l’expulsion » (avis du Conseil d’État sur le projet de loi, séance du 26 janvier 2023, n° 33). 

En quoi le projet de loi « immigration » se heurte-t-il aux limites définies par la CEDH ?

Le texte proposé fait fi des exigences découlant des articles 3 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour européenne des droits de l’homme a pourtant adopté des positions fermes et très claires, sur le fondement de l’article 3 de la CEDH, tout d’abord, notamment dans deux décisions concernant la France du 30 août 2022 (W c. France, n° 1348/21 et R c. France, n° 49857/20, à propos de l’expulsion de deux personnes d’origine tchétchène vers la Russie). 

Si la personne concernée risque de subir dans le pays de destination des traitements interdits par l’article 3, son éloignement est exclu, même si elle présente une « menace pour la sécurité nationale », même en cas de « danger public menaçant la vie de la nation », et y compris lorsqu’elle a eu des « liens avec une organisation terroriste ». Quant à l’article 8, ensuite, il est susceptible de s’opposer à l’éloignement, conformément à une jurisprudence nourrie de la CEDH, lorsque les attaches familiales de l’étranger sont extrêmement fortes avec le pays d’accueil (CEDH, 18 octobre 2006, Üner c. Pays-Bas, n° 46410/99). 

Sans attendre l’adoption du texte, et sans se préoccuper du respect de la CEDH, le gouvernement annonce l’expulsion systématique de tout étranger considéré comme dangereux par les services de renseignement, et prioritairement des ressortissants russes originaires du Caucase (dont l’éloignement effectif suppose encore que les autorités russes délivrent des laissez-passer consulaires, ce qui n’a rien d’évident dans le contexte politique actuel).

Dans un État de droit, le respect de la hiérarchie des normes ne peut souffrir aucune exception. Vouloir s’affranchir, en matière migratoire, des obligations ainsi posées par la CEDH constituerait un précédent grave, en totale contradiction avec les valeurs de la République. Aussi peu satisfaisant que cela puisse paraître à certains, face à la menace pour l’ordre public, la France devra aussi trouver une solution sur son propre territoire. 

De toute façon, rappelons que la majorité des personnes fichées pour radicalisation sont de nationalité française (selon le ministère de l’Intérieur, seuls 1.411 des 5.100 individus répertoriés dans le Fichier de traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste, et activement suivis, sont de nationalité étrangère). S’ils ne possèdent pas une deuxième nationalité, une déchéance de la nationalité française et un éloignement du territoire sont impossibles (article 25 du Code civil).