Par Stéphane Gerry-Vernieres, Professeure de droit privé et sciences criminelles à l’Université Grenoble Alpes

C’est avec un contenu remanié que ce texte, qui tire son origine d’une proposition de loi portant réparation des personnes condamnées pour homosexualité entre 1942 et 1982 déposée au Sénat le 6 août 2022 par le sénateur Hussein Bourgi et plusieurs de ses collègues, a été transmis à l’Assemblée nationale à l’issue de son examen au Sénat.

Quelles sont les justifications apportées par les sénateurs à l’initiative de la proposition de loi  ? 

Le mercredi 22 novembre, le Sénat a adopté à l’unanimité une version remaniée d’une proposition de loi portant réparation des personnes condamnées pour homosexualité entre 1942 et 1982, déposée au Sénat le 6 août 2022 par le sénateur socialiste Hussein Bourgi et plusieurs de ses collègues.

Dans l’exposé des motifs, les auteurs de la proposition reviennent sur ce qui justifie, selon eux, la reconnaissance de la responsabilité de l’État français. Ils expliquent ce que fût le droit à partir du moment où le régime de Vichy a réintroduit, par une loi du 6 août 1942, des discriminations liées à l’orientation sexuelle. A la libération, l’ordonnance du 8 février 1945 continuait de punir d’un emprisonnement de six mois à trois ans et d’une amende de 60 francs à 15 000 francs quiconque aura commis un acte impudique ou contre-nature avec un mineur de vingt et un ans, âge qui sera abaissé à dix-huit ans en 1974. Au titre des discriminations passées, il faut encore signaler l’ordonnance du 25 novembre 1960 doublant la peine minimum pour outrage à la pudeur lorsqu’il s’agissait de rapports homosexuels. Ce n’est que vingt ans plus tard que la législation française évoluera dans le sens d’une complète dépénalisation en votant trois lois successives  : la loi du 23 décembre 1980 abrogeant la circonstance aggravante d’homosexualité pour le délit d’outrage public à la pudeur ; la loi du 4 août 1981 amnistiant toutes les personnes condamnées pénalement pour homosexualité ; et, enfin, la loi du 27 juillet 1982, dite Loi Forni, soutenue par le garde des Sceaux, Robert Badinter, abrogeant les peines d’emprisonnement et d’amende. 

Si ces dispositions pénales appartiennent au passé, plus de quarante ans se sont écoulés, les sénateurs à l’initiative de la proposition de loi estiment nécessaire de procéder, comme d’autres droits étrangers, à « une reconnaissance officielle des discriminations et condamnations subies », de rendre justice à ceux qui « ont vécu une large part de leur vie avec le poids de cette condamnation dégradante » et de respecter et restaurer « leur dignité ». Pour évaluer le nombre de personnes concernées, l’exposé des motifs cite des travaux universitaires estimant que la quasi-totalité des infractions a donné lieu, jusqu’en 1978, à des peines de prison et évaluant à dix mille, le nombre de citoyens condamnés pour des faits d’homosexualité. 

Quelles sont les principales évolutions du texte entre la version initiale et celle votée par le Sénat ? 

Dans sa version déposée le 6 août 2022 à la présidence du Sénat, le texte comportait cinq articles. Dans son article premier, il reconnaissait et regrettait la politique de criminalisation et de discrimination mise en œuvre entre 1942 et 1982. L’article 2 proposait d’introduire un délit pénal visant à réprimer les propos niant la déportation subie par les personnes homosexuelles au cours de la Seconde Guerre mondiale. Les article 3, 4 et 5, quant à eux, envisageaient, sur le modèle du droit espagnol et du droit allemand, une réparation pécuniaire des personnes ayant fait l’objet d’une condamnation à hauteur d’une somme forfaitaire de 10 000 euros complétée par une allocation variable en fonction du nombre de jours de privation de liberté, fixée à 150 euros par jour, le montant total étant évalué par une commission indépendante. 

A la suite de l’examen au Sénat, le contenu de la proposition de loi a substantiellement évolué dans sa version votée le 22 novembre 2023 et transmise à l’Assemblée nationale.  Elle ne comprend plus qu’un seul article énonçant que « la République française reconnaît sa responsabilité du fait de l’application des dispositions pénales (…) à compter du 8 février 1945, qui ont constitué une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ». Selon cet article, la République « reconnaît » également que « ces dispositions ont été source de souffrances et de traumatismes pour les personnes condamnées, de manière discriminatoire, sur leur fondement ». Trois modifications significatives ont donc été retenues par la chambre haute : le périmètre couvert par la proposition de loi telle qu’elle a été votée court de 1945 à 1982 et non plus à compter de 1942 ; l’infraction de négationnisme relatif à l’homosexualité est supprimée ; toute réparation de nature pécuniaire est écartée. Le texte transmis à l’Assemblée nationale, sans revenir sur l’idée de reconnaissance des souffrances endurées, s’éloigne donc, dans son économie générale, de la proposition de la loi initiale.

La presse et les débats parlementaires évoquent une « loi mémorielle ». Quel est le statut juridique des lois mémorielles dans le droit français ?

Centrées sur un devoir de mémoire, certains évoquent une obsession pour la repentance, les lois mémorielles sont une catégorie qu’il est malaisé de saisir. En effet, au point de vue de la charge normative, certaines sont purement symboliques comme l’article unique de la loi du 29 janvier 2001 reconnaissant le génocide arménien là où d’autres prévoient en outre des dispositions plus opératoires comme celui bien connu de la loi Gayssot du 13 juillet 1990, punissant la contestation de l’existence des crimes contre l’humanité commis par le régime nazi, ou la prise en compte envisagée par la loi du 21 mai 2001 de la traite négrière et de l’esclavage dans les programmes scolaires et l’encouragement au développement de recherches sur ce sujet. Les lois mémorielles, rebelles à la systématisation, mêlent ainsi les genres de discours. 

En l’état, la version de la proposition de loi visant à la reconnaissance de la responsabilité de l’État français dans les condamnations et les discriminations des personnes homosexuelles entre 1945 et 1982 use d’un registre simplement déclaratif. 

Elle pose ainsi directement la question de savoir si la loi peut avoir une fonction seulement symbolique ou pédagogique. Le Conseil constitutionnel semble l’exclure depuis une décision du 21 avril 2005 par laquelle il a retenu dans le cadre d’un contrôle de constitutionnalité a priori, sur le fondement de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, que « la loi a pour vocation d’énoncer des règles et doit, par suite, être revêtue d’une portée normative » (Décision n° 2005-512 DC du 21 avril 2005, Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école, considérant 8). Sur cette voie, le Conseil constitutionnel a reconnu qu’une disposition législative ayant pour objet de « reconnaître » un crime de génocide ne saurait, en elle-même, être revêtue de la portée normative qui s’attache à la loi (Décision n° 2012-647 DC du 28 février 2012, Loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi, considérant 6). Il en a même tiré des conséquences rigoureuses en déclarant inconstitutionnelle car dépourvue de portée normative une disposition prévoyant que : « La Nation reconnaît le droit de chaque jeune atteignant à compter de 2020 l’âge de dix-huit ans à bénéficier, avant ses vingt-cinq ans, d’une expérience professionnelle ou associative à l’étranger » (Décision n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017, Loi relative à l’égalité et à la citoyenneté, considérant 167). 

Il faut toutefois relever que l’absence de normativité d’une loi ne produit pas les mêmes effets dans le cadre  d’un contrôle a posteriori puisque le Conseil d’État comme la Cour de cassation ont refusé de transmettre au Conseil constitutionnel des questions prioritaires de constitutionnalité portant sur des dispositions non normatives en raison, justement, de leur incapacité à porter atteinte à des droits et libertés (CE, 19 octobre 2015, n° 392400 ; Cass., 1re civ., 8 novembre 2018, n° 18-13.894 P)
S’il revient au politique de décider du traitement des questions mémorielles , l’usage de la loi pour des dispositions relevant de l’ordre du symbole et du registre déclaratif est donc juridiquement discutable. L’article 34-1 de la Constitution qui permet, depuis 2008, de prendre des résolutions paraît être un fondement plus adéquat pour offrir au Parlement un mode d’expression distinct de la loi.