L’essor de la blockchain, des NFT et du métavers : nouveaux différends, nouvelles procédures, nouveau monde ?
Par Jalal El Ahdab (Avocat aux barreaux de Paris, New York et Beyrouth) et Claire Bentley (Avocate aux barreaux de Paris et New York), Bird & Bird
Technologie blockchain, relation avec les crypto-monnaies et les NFT, lien avec le métavers : au-delà des mécanismes utilisés par ces technologies inédites, ces dernières sont porteuses de conséquences pour l’arbitrage international, qu’il s’agisse des litiges qu’elles peuvent générer ou de leurs implications sur la procédure d’arbitrage elle-même. Ces questions ont notamment été abordées dans le cadre de la Paris Arbitration Week 2022, au cours de laquelle un événement sur le thème « Blockchain, NFTs, and the metaverse: Is arbitration ready to verse into a new universe? » a été organisé.
Quels sont les principaux faits et chiffres illustrant l’essor de la technologie blockchain, des NFT et du métavers ?
Le marché de la blockchain (ou chaine de blocs) – surtout les cryptomonnaies et les jetons non fongibles que cette technologie rend possibles – continue de prendre de la valeur malgré la forte chute boursière enregistrée en mai dernier. Les investissements en capital-risque dans les crypto-actifs ont atteint un peu plus de 8 milliards de dollars américains entre janvier et juillet de l’année dernière, dépassant le total des investissements combinés des deux années précédentes et représentant une augmentation de plus de 700 % depuis 2015. Il existe désormais plus de 1 600 crypto-monnaies. A la date du 5 janvier 2022, la valeur d’un jeton Cosmos, par exemple, avait augmenté de 1 200 % depuis son lancement il y a 3 ans.
Les jetons non fongibles (JNF ou NFT, de l’anglais non-fungible token), bien que peu connus auparavant, ont connu un essor spectaculaire au cours de l’année dernière. Ni des objets, ni des œuvres, ni des supports, les NFT fonctionnent plutôt comme des certificats d’authenticité de l’actif en question, utilisant la technologie blockchain qui permet d’attribuer, de revendiquer et de vérifier l’identité et la propriété uniques d’un jeton.
Parmi les autres applications des NFT, citons les registres fonciers, la certification d’authenticité des médicaments et des vaccins, la billetterie pour les matchs sportifs et les concerts, et les jeux, en particulier les jeux à gagner. En mars 2021, l’œuvre d’art numérique de Beeple « Everydays : The First 5000 Days » s’est vendue pour plus de 69 millions de dollars américains chez Christie’s. Les NFT peuvent également être liés à des objets matériels, comme le BlockBar de Hennessy, une plateforme qui permet aux consommateurs d’acheter un NFT lié à une bouteille de liqueur de luxe stockée dans un entrepôt sécurisé basé à Singapour, échangeable à tout moment.
On estime que la valeur du métavers, une collection de mondes numériques immersifs et évolutifs dans lesquels un nombre illimité d’utilisateurs peut vivre, travailler et jouer, atteindra 800 milliards de dollars US, générant 1 000 milliards de dollars américains de revenus, d’ici 2024. Compte tenu de ces montants astronomiques, les entreprises technologiques se bousculent pour fournir les outils nécessaires à sa création.
Même au-delà de ces trois sujets principaux, de nouvelles innovations ne cessent d’être développées, notamment la technologie en essaim (« swarm ») ou les poussières intelligentes (« smart dust ») et feront potentiellement l’objet de contentieux à venir.
À quel type de litiges peut-on s’attendre avec l’essor de ces nouvelles technologies ?
Alors que les crypto-monnaies, la blockchain et le métavers occupent une place de plus en plus importante dans notre société, les opérations sous-jacentes et les litiges inévitables qui les accompagnent ne manqueront pas de surgir. Que ce soit « on-chain » (c’est-à-dire sur la blockchain) ou « off-chain » (c’est-à-dire lorsqu’une transaction basée sur la blockchain donne lieu à un litige qui est réglé par un processus de résolution des litiges plus traditionnel), des litiges se produisent déjà.
Par exemple, dans un jugement rendu en mars 2022, 12 développeurs de Bitcoin ont eu gain de cause dans l’affaire Tulip Trading Ltd c. Bitcoin Association for Bitcoin SV (BSV) et autres. Le demandeur alléguait avoir subi un piratage qui l’avait empêché d’accéder à ses crypto-actifs. La Cour a estimé que les développeurs n’avaient pas d’obligation fiduciaire ou d’obligation de diligence en common law envers les utilisateurs du code en question. Pour un autre exemple, nous pensons également aux litiges impliquant la plateforme de négociation de crypto-monnaies Binance contre plusieurs de ses utilisateurs qui avaient été empêchés d’accéder à leur compte le jour d’une des plus fortes chute du Bitcoin, entrainant de lourdes pertes financières.
En matière de propriété intellectuelle, la problématique des NFT soulève de nouvelles questions. Un tel jeton peut être vendu séparément ou conjointement avec l’actif sous-jacent. Dans le cas des NFT du Bored Ape Yacht Club, par exemple, il s’agit d’une cession conjointe : les détenteurs acquièrent des droits de propriété intellectuelle permettant ainsi d’utiliser les images pour des emballages, des t-shirts, etc. Pour faire face à ces nouveaux risques de violation des droits de propriété intellectuelle, les places de marché où s’échangent des NFT ont mis en place certains types de procédures, telles que le processus de notification et de retrait d’OpenSea.
Le marché des NFT a déjà généré des litiges à fort enjeu, notamment entre la maison Hermès et l’artiste numérique Mason Rothschild au sujet de sa création MetaBirkins (voir articles sur ce Blog, ici et ici). Plus récemment, Nike a engagé des poursuites contre la plateforme de revente en ligne StockX LLC pour sa vente des NFT liés au nom et à l’image des chaussures Nike. Bien que la Court of Arbitration for Art (CAfA) de La Haye n’ait encore administré aucun litige lié aux NFT, l’émergence de cette nouvelle ère d’arbitrages ne devrait pas tarder.
L’arbitrage international est-il bien adapté à la résolution des litiges liés à la blockchain ?
L’immédiateté des transactions, l’anonymat des utilisateurs, la difficulté pour parfois retracer une transaction … sont des facteurs qui doivent être pris en compte dans le cadre d’une procédure arbitrale, telle qu’elle existe dans sa forme actuelle (voir notamment la notion du « due process »), ce qui peut contrarier les intérêts défendus par les utilisateurs de la blockchain et des métavers, plus soucieux d’efficacité que d’équité.
Parmi les autres questions examinées, citons celle de savoir si un actif en crypto-monnaie est un « investissement protégé » en vertu du droit international (voir, par exemple, les réflexions sur ce sujet ici et ici) et si la blockchain peut être utilisée à des fins de preuve, par exemple pour la tenue automatisée de registres exhaustifs en vue d’un éventuel litige de construction (voir également la blockchain « documentaire » proposée par KODAKOne).
A notre sens, l’arbitrage international, dans sa forme actuelle, n’a pas l’efficacité requise pour résoudre le volume élevé de litiges transfrontaliers susceptibles d’être générés dans le métavers. On doit cependant s’attendre à une forte évolution dans les années à venir. Tout comme l’arbitrage international a réussi à s’adapter rapidement à la « nouvelle normalité » engendrée par la pandémie de COVID-19, il y a lieu de croire que ce mécanisme de règlement des différends pourrait devenir un moyen efficace pour résoudre la multitude de litiges susceptibles d’être générés par et en relation avec ces technologies en évolution rapide.
Ceux qui construisent ces marchés et le métavers devront réfléchir à la manière d’instaurer la confiance et de contribuer à la refonte des processus de règlement des litiges pour refléter la dynamique de ces environnements. La justice décentralisée, qui ne dépend pas des lois nationales ou de la géographie, mais plutôt d’un code et de bonnes pratiques, est un exemple de l’innovation qui s’opère au sein de ce domaine.
Malgré leur apparente incompatibilité, les principes qui sous-tendent la blockchain et le métavers pourraient être considérés comme convergents avec ceux de l’arbitrage international. On pourrait faire valoir, par exemple, que les fondateurs de la blockchain ont cherché à s’affranchir d’une autorité centrale, des banques ou d’un système judiciaire étatique et recherchaient une interconnexion transnationale. Or, n’est-ce pas précisément ce qui a fait le succès de l’arbitrage international ? Mais il reste à déterminer si les principes de l’arbitrage, notamment le principe d’un procès équitable, sont finalement compatibles avec l’efficacité attendue par les utilisateurs et les créateurs de ces nouvelles technologies. Ce qui est certain, cependant, c’est que l’essor de la blockchain, des NFT et du métavers obligeront les acteurs du monde de la Tech et la communauté de l’arbitrage international à travailler ensemble pour s’attaquer à ces questions.